Bent Hamer © Happiness
Avec
La nouvelle de vie de monsieur Horten,
Bent Hamer signait en 2007 le quatrième chapitre d’une œuvre placée délibérément
sous le signe de l’humour pince-sans-rire, en érigeant la dérision au rang des
beaux-arts, comme une spécialité scandinave déjà perceptible dans Eggs (1995), Un jour sans soleil (1998), Kitchen
Stories (2003) et Factotum (2005).
Dans cette tragédie burlesque, ce réalisateur norvégien né en 1956 évoquait à
la fois le Finlandais Aki Kaurismäki (Le
Havre), par son ton désabusé, et le Suédois Roy Andersson (Nous les vivants), par sa stylisation.
Il y racontait l’histoire d’un cheminot retraité qui décide un beau jour de
sortir des rails de sa vie toute tracée pour repartir à zéro en compagnie d’un
SDF de rencontre. Une bonne occasion d’enquêter sur la méthode Hamer qui n’a
fait que s’affiner par la suite avec Home
for Christmas (2010) et 1001 grammes
(2014).
Comment
travaillez-vous à l’écriture de vos films ?
Bent
Hamer. C’est un
processus très étrange car j’y réfléchis pendant très longtemps, mais une fois
que je suis prêt, l’écriture proprement dite s’avère généralement assez rapide.
Par la suite, je passe évidemment par plusieurs versions successives, notamment
parce que je bute régulièrement sur les dialogues, alors que la structure ne
subit que peu de modifications. J’ai besoin de raconter l’histoire autour de
moi afin de juger des réactions qu’elle suscite. Un film est un processus
beaucoup plus complexe qu’un livre.
Le
cinéma norvégien est surtout connu grâce à vos films. Quelle est sa situation ?
Nous
produisons une vingtaine de films par an, ce qui est raisonnable pour un pays
de cinq millions d'habitants. Contrairement à nos voisins suédois et danois,
notre tradition cinématographique ne date vraiment que du milieu des années 90.
Dans
quelles conditions La
nouvelle de vie de monsieur Horten a-t-il été produit ?
Je
l'ai produit moi-même pour 2,5 M€ avec des partenaires qui me restent fidèles
de film en film. Je fais pas ou peu de répétitions, selon les souhaits de mes
interprètes, et un minimum de prises. Je ne dessine pas de story-board, mais je
tiens à superviser l'intégralité du processus, y compris le choix des décors et
des cadrages. D’habitude, je
dispose de situations que je développe petit à petit pour échafauder une
histoire. Cette fois, c’est comme si j’étais parti des extrémités et qu’il me
fallait trouver un centre, car je n’en connaissais ni le début ni la fin. J’ai
vécu cette expérience à la façon d’une sorte de voyage expérimental, en
imbriquant des morceaux au fur et à mesure les uns dans les autres. C’est
seulement alors que le personnage est devenu de plus en plus clair à mes yeux.
Par la suite, j’ai adapté le personnage à la personnalité de Bård Owe, un
acteur norvégien installé au Danemark que j’avais notamment remarqué dans Kingdom de Lars von Trier.
Bande annonce de La nouvelle de vie de monsieur Horten (2007)
Les
personnages ne sont donc pas au départ de vos films ?
Ça dépend. À un moment
donné, j’avais pensé faire de Horten un sauteur à ski, car je trouvais ça à la
fois poétique et très nordique. Jusqu’au moment où je suis tombé sur
d’anciennes notes dans lesquelles je mentionnais un contrôleur de train, sans
que ce personnage soit associé à un projet précis. Il est en fat très fréquent
que je développe une situation ou que j’imagine un personnage et que je
découvre a posteriori que j’y avais déjà pensé des années plus tôt. Je
privilégie toujours la liberté, même si, à un moment donné, on est bien obligé
de planifier les choses en s’asseyant à un bureau pour mettre une histoire noir
sur blanc. En fait, j’adore le processus artistique, même si ce terme peut
sembler un peu prétentieux, car il consiste aussi à oublier certaines choses,
quitte à y revenir plus tard.
Le
film évolue-t-il beaucoup entre son écriture et son montage final ?
Il arrive régulièrement que
je sois obligé d’écrire et de tourner des scènes avant de les couper
définitivement au montage, mais j’avais besoin qu’elles existent pour pouvoir
mener le film à bien. Je suis toutefois très attentif à ne tourner que ce qui
m’est vraiment nécessaire.
Pourquoi
n’avez-vous adapté qu’un seul livre, en l’occurrence Factotum de Charles Bukowski ?
À l’origine, j’étais
intéressé par deux œuvres de cet auteur, mais comme les droits de l’une d’entre
elles étaient déjà réservés, j’ai adapté l’autre. Mon seul critère dans ce
domaine est que l’histoire soit bonne et qu’elle suscite un intérêt personnel
en moi. Mais je n’ai pas de préjugés. Qu’il s’agisse de tourner un film en langue
anglaise comme Factotum ou de partir
d’une histoire imaginée par quelqu’un d’autre. Je viens d’ailleurs d’acheter
les droits d’un roman norvégien que j’espère porter prochainement à l’écran.
Alors qu’il avait plusieurs propositions, son auteur m’en a cédé les droits
parce qu’il aime ce que je fais.
Même
quand vous portez à l’écran Factotum,
votre style reste très reconnaissable…
Ça prouve sans doute que
mes choix ne sont pas innocents [rires].
J’ai besoin de mettre ma touche personnelle sur tout ce que je filme. Quelle
que soit la qualité d’un scénario, il exprime d’abord ma vision du monde. Je ne
crois pas que les compromis engendrent des résultats satisfaisants. C’est aussi
pour cette raison que je me suis décidé à devenir mon propre producteur.
Vous
tournez à un rythme plutôt lent, un film tous les trois ans. Est-ce un choix
délibéré ?
Je ne me lève pas le matin
en me disant qu’il faut absolument que je tourne. Le seul moyen pour moi de
conserver mon énergie est de maîtriser l’intégralité du processus, de
l’écriture à la post-production, en passant par la recherche des moyens de
financement, la réalisation proprement dite et même la promotion. Je me
considère un peu comme un agriculteur qui ensemence sa terre et regarde pousser
ses plantations. Ça peut paraître un peu prétentieux, mais il n’y a qu’ainsi
qu’on peut devenir un auteur.
Bande annonce de Factotum (2005)
Qu’avez
vous appris de la réalisation d’un film comme La nouvelle vie de monsieur Horten, par exemple ?
D’abord que rien n’est
jamais terminé et qu’il faut toujours garder l’œil ouvert pour ne pas se
laisser dépasser. C’est pourquoi je m’intéresse à des gens plus jeunes que moi.
L’essentiel est de rester ouvert et généreux par rapport à la vie car rien
n’est jamais définitif. Le jour où j’aurai l’impression de tout savoir et de ne
plus rien avoir à apprendre, il me paraîtra plus sage de tout arrêter [rires]. Chacun de mes films est lié au
suivant. Ils se répondent entre eux et constituent un tout.
Est-ce
à dire que vous auriez envie de retoucher indéfiniment vos films, une fois
qu’ils sont terminés, ou de profiter de leur édition en DVD pour les
remanier ?
Surtout pas ! Et même
si on me proposait des ponts d’or, je ne crois pas que j’accepterais d’en
réaliser des remakes. Je préfère me consacrer à autre chose. Ça me paraîtrait extrêmement
ennuyeux. Il m’est arrivé de devoir tourner à nouveau des plans endommagés par
la caméra ou le laboratoire, or la seule idée de devoir passer une journée à
refaire la même chose est un cauchemar. Je n’ai pas la moindre envie de revenir
en arrière. Il est évident que si c’était à refaire, je changerais des choses,
mais je préfère continuer à aller de l’avant sans me retourner. Qu’on le
veuille ou non, chaque film est un reflet de ce qu’on était au moment où il a
été tourné. Je me sens plus proche de Roy Andersson qui prend des années pour
réaliser chacun de ses films en contrôlant tout que de certains cinéastes qui
continuent à perfectionner leur œuvre au fil des ans.
Aimez-vous
être confronté à vos films après leur sortie ?
Généralement, non. Mais quand
j’ai été invité au Festival de San Sebastian en 2007 pour y présenter de mes
deux films, j’ai été intéressé par les réactions du public.
Considérez-vous
que vous ayez fait des progrès depuis votre premier long métrage, Eggs, en 1995 ?
Je n’aime pas le mot
“progrès”. Je ne suis plus le même homme qu’à cette époque. C’est une question
philosophique à laquelle il m’est impossible de répondre, car chaque film
contient une part très intime qui est en moi. Disons donc plutôt que j’ai
évolué, car il y a des choses de l’époque que je serais incapable de retrouver.
Y
a-t-il des cinéastes dont vous vous sentiez particulièrement proche ?
J’ai évidemment subi des
influences, mais elles sont autant cinématographiques que littéraires,
picturales voire familiales, car ma famille et mes fils en sont indissociables.
Pour moi, la vie restera toujours plus importante que les films. On a beau
essayer d’y impliquer des éléments biographiques, le cinéma reste un moyen de
rendre abstraites les choses de la vie… en essayant de l’imiter.
Votre
univers évoque parfois celui de Jacques Tati… Est-ce à dessein ?
C'est un cinéaste que j'admire beaucoup, notamment pour la
manière qu'il a de mêler le rire et une certaine tristesse. Mon monteur son,
Per Carleson, a d'ailleurs débuté à ses côtés, lorsqu’il est venu tourner en
Suède pour y tourner Parade en Suède,
en 1974.
Comment
expliquez-vous qu'il émane parfois de vos films ce même mélange de désespoir et
de burlesque qu’on retrouve chez Roy Andersson et Aki Kaurismäki ?
Nous subissons sans doute là tous les trois les effets d'une
tradition de mélancolie inhérente à l'obscurité qui règne en Scandinavie
pendant plus de la moitié de l'année [rires].
Êtes-vous
tenté par le documentaire ?
Mon approche est parfois
assimilée au documentaire, un genre dont j’ai beaucoup appris pour l’avoir
pratiqué à plusieurs reprises, mais je reste attaché à la fiction car elle
offre à mes yeux davantage de possibilités. Il y a toutefois des documentaires
importants dont le sujet aurait été impossible à traiter de façon romancée. Je
me souviens être allé en Chine pour y présenter Eggs. À l’issue d’une projection, un spectateur m’a demandé si mes
interprètes étaient des acteurs professionnels. Cela m’a rendu très fier, car
c’était la preuve qu’on ne se rendait pas compte qu’ils ne donnaient pas l’impression
de jouer.
Avez-vous
constaté des réactions surprenantes de la part de publics étrangers ?
J’ai eu la chance que mes
films fassent le tour du monde. Les spectateurs les plus déconcertants restent
les Américains car ils cherchent toujours à tout comprendre et si quelque chose
leur échappe, ils cherchent systématiquement à en savoir plus. Et quand je
peine à répondre, ils continuent à insister. En général, je m’en sortais en
disant que la réponse à leur question figurerait dans Eggs 2 [rires].
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en mai 2008
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