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Pier Paolo Pasolini (1922-1975) par Ninetto Davoli

Pier Paolo Pasolini dans Les contes de Canterbury

De L’évangile selon Saint-Matthieu (1964) à la Trilogie de la vie, qui regroupe Le décaméron (1971), Les Contes de Canterbury (1972) et Les mille et une nuits (1974), un éternel gamin à la tignasse brune et au sourire d’ange a illuminé le cinéma de Pier Paolo Pasolini. C’est cet éternel jeune homme, Ninetto Davoli, qui évoquait en juillet 2002 avec émotion le souvenir de l’artiste assassiné à cinquante-trois ans sur la plage d’Ostie, en novembre 1975. Une rencontre sentimentalo-artistique qui a marqué les plus belles années de sa vie.

Ninetto Davoli (à droite) dans Les contes de Canterbury

Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Pier Paolo Pasolini ?
Ninetto Davoli Je l’ai rencontré en 1963. À l’époque j’étais apprenti-menuisier, mais ce jour là, j’avais décidé de ne pas aller travailler et je suis parti me promener avec des copains dans la banlieue de Rome. Dans le quartier d’Acqua Santa, nous sommes tombés sur le tournage d’un film avec Orson Welles intitulé La Ricotta [deuxième volet du film collectif “Rogopag” dont les autres sketches étaient signés Roberto Rossellini, Jean-Luc Godard et Ugo Gregoretti], dont on ne savait évidemment pas qu’il était réalisé par Pasolini. On s’est rapproché de ce groupe de gens qui avait l’air occupé à un travail mystérieux et le hasard a voulu que je reconnaisse mon frère aîné parmi l’équipe de décoration. Il m’a aperçu dans la foule des badauds et m’a demandé ce que je faisais là, puis il m’a demandé de le rejoindre sur le plateau et il m’a présenté à l’équipe et notamment au réalisateur, Pier Paolo Pasolini. Celui-ci a souri, il a posé sa main sur ma tête en la caressant et m’a demandé comment cela allait. À l’époque, je n’avais pas la moindre idée de qui il était et j’ignorais tout du cinéma même si j’y allais régulièrement.

Comment avez-vous été amené à jouer votre premier rôle au cinéma ?
Quelques semaines plus tard, Pasolini m’a contacté par l’intermédiaire de mon frère en me proposant un tout petit rôle dans son nouveau film, L’évangile selon Saint-Matthieu. J’ai beaucoup hésité car j’aimais beaucoup le cinéma, mais c’était un monde qui m’était totalement étranger. Comme le rôle du petit berger que me proposait Pasolini consistait à garder des brebis et à sourire, j’ai fini par accepter. Le tournage s’est très bien passé, car j’ai été très chouchouté par l’équipe.

Que représentait pour vous le monde du cinéma, à cette époque ?
J’allais beaucoup au cinéma. Cet univers ne relevait pas du rêve. Il me semblait carrément à des années-lumière de la réalité dans laquelle j’évoluais et je n’avais jamais pensé y accéder un jour. Mes héros étaient Charlot, Laurel et Hardy ou Toto, mais ils restaient des personnages imprimés sur une toile et détachés de la réalité. Alors quand je me suis vu à l’écran dans L’évangile selon Saint-Matthieu, j’ai eu la sensation d’accéder à un nouveau monde, même si mon rôle était modeste.

À quel moment avez-vous décidé de tout laisser tomber pour vous consacrer au cinéma ?
Quelques mois après L’évangile selon Saint-Matthieu, Pasolini m’a appelé pour m’offrir un rôle dans son nouveau film, Des oiseaux petits et grands. Mais, cette fois-ci, il s’agissait du rôle principal. Or, j’étais effrayé à l’idée d’apprendre un texte car j’avais des problèmes de mémoire, et j’ai décliné sa proposition. Face à mes refus successifs, il a insisté. Alors, j’ai commencé à me poser des questions. Après tout, je venais d’un milieu modeste et j’étais menuisier, alors tout cela me semblait un peu superflu. Et puis, Pasolini m’a expliqué qu’à la fin du tournage, je serai payé pour ma prestation. Et quand je lui ai demandé combien, il m’a répondu « deux ou trois millions de lires» J’en suis resté bouche bée. C’était une somme énorme. Alors quand je lui ai demandé ce que j’aurais à faire et qu’il m’a dit que je serais à côté de Toto, l’une des stars de la comédie italienne de l’époque, je me suis exclamé : « Comment ? Vous me payez pour être avec mon idole. » Je ne pouvais pas y croire. Pasolini a fini par me convaincre et c’est comme ça que j’ai découvert à la fois le monde du cinéma et cette personnalité hors du commun qu’était Pier Paolo Pasolini, autant comme réalisateur que comme ami. Et puis, pendant le tournage, Toto m’a beaucoup aidé en me prodiguant ses conseils et en me chouchoutant dans les moments de découragement. Toutefois, après le tournage, j’ai repris mon travail d’apprenti-menuisier. Quand le film est sorti et qu’il a obtenu un beau succès, d’autres réalisateurs se sont mis à m’appeler pour me proposer à leur tour des rôles dans leurs films. J’allais tourner une semaine puis je revenais à l’atelier et quand le rythme est devenu plus rapide, j’ai dû renoncer définitivement à la menuiserie pour me consacrer exclusivement au cinéma.

Avez-vous ressenti un déclic en réalisant que vous étiez devenu un comédien ?
Jamais ! Même aujourd’hui, les noms d’“acteur” et d’“artiste” possèdent plein de significations pour moi, mais il me restent totalement étrangers, car ils ne collent pas à ma réalité. Avec l’honnêteté et la modestie qui ont dirigé toute ma vie, je continue à aborder chaque rôle en restant moi-même. Je persiste à vouloir exprimer ma simplicité et ma joie de vivre, à travers la médiation du cinéma.

Y a-t-il des rôles que Pasolini a écrits en s’inspirant de vous et vous a-t-il impliqué à un moment ou un autre dans l’écriture de certains de ses films ?
Je suis persuadé que Pier Paolo Pasolini pensait à moi quand il écrivait, même si je n’ai jamais été impliqué dans l’écriture d’aucun de ses films en particulier. Les dialogues avaient beau être improvisés, c’était toujours sur les indications que me donnait Pasolini. En fait, c’était le Ninetto de tous les jours qui s’exprimait à travers ces rôles écrits sur lui et pour lui.

Bande annonce du Decameron de Pier Paolo Pasolini 

Vous faisait-il lire ce qu’il écrivait pour avoir votre opinion ?
Je me rendais chez Pier Paolo Pasolini chaque matin. La relation qui nous liait était tellement profonde que c’était devenu naturel. Et presque tous les matins, il me racontait un rêve, il me lisait un poème ou il me racontait une idée de roman. Un jour, je l’ai surpris alors qu’il était en train d’écrire quelque chose et il a appelé ma mère en prétextant que je le dérangeais énormément. Parfois, au contraire, j’avais le sentiment qu’il attendait une confirmation de ma part pour vérifier s’il était dans la bonne direction.

Quel est le rôle qui vous tient le plus à cœur ?
Honnêtement, Pier Paolo Pasolini a toujours bien cerné les personnages qu’il m’a confiés. Pour prendre une image, il m’a pris et il m’a mis sur un écran, tel que j’étais et parce que c’était moi. De L’évangile selon Saint-Matthieu aux Mille et une nuits, je crois n’avoir interprété que des rôles que j’étais le seul à pouvoir jouer. Mais s’il ne faut en citer qu’un, celui qui me tient le plus à cœur reste celui du fils de Toto dans Des oiseaux petits et grands. Pas pour une raison précise, mais plutôt pour une mosaïque d’émotions et de souvenirs. Ma relation avec Pasolini a été tellement profonde qu’aujourd’hui encore j’estime avoir vécu tout ce que j’avais à vivre et avoir gardé de lui tous les souvenirs possibles et imaginables.

Pourquoi n’avez-vous pas joué dans Salo ou les 120 jours de Sodome, son dernier film  ?
C’est à cause de mon sourire que Pier Paolo Pasolini n’a pas voulu de moi pour un rôle quelconque dans Salo…, car il s’agit d’un film de dénonciation qui correspond à la fin d’une époque où l’on pouvait raconter de belles histoires et la poésie du monde à travers le cinéma. Pour Pasolini, la vie même des hommes était en train de changer, le monde ne faisait qu’empirer, l’idéologie en tant que rêve et utopie disparaissait, au même titre que la simplicité que j’incarnais à ses yeux. Il en rendait responsable l’oppression exercée par la société de consommation et le capitalisme poussé jusqu’à l’exaspération. En réalisant Salo…, il a voulu m’épargner cette tragédie en tant qu’homme et que personnage. Et peut-être qu’inconsciemment, il a aussi voulu arrêter sa vie avec ce film, en estimant avoir atteint un point de non retour. Tout ce que je sais, c’est qu’il avait beaucoup d’autres projets dans ses tiroirs.

Quel souvenir gardez-vous de Pasolini ?
Il était toujours en activité. Il écrivait beaucoup de choses à la fois. Non seulement des scénarios, mais aussi des romans, des poèmes et des essais critiques. Pour moi, Pasolini était une machine vivante. Il faisait du cinéma non pas avec une caméra mais avec ses deux yeux.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand

en juillet 2002

Bande annonce des Contes de Canterbury de Pier Paolo Pasolini 

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