Pier Paolo Pasolini dans Les contes de Canterbury
De
L’évangile selon Saint-Matthieu (1964)
à la Trilogie de la vie, qui regroupe
Le décaméron (1971), Les Contes de Canterbury (1972) et Les mille et une nuits (1974), un éternel
gamin à la tignasse brune et au sourire d’ange a illuminé le cinéma de Pier
Paolo Pasolini. C’est cet éternel jeune homme, Ninetto Davoli, qui évoquait en
juillet 2002 avec émotion le souvenir de l’artiste assassiné à cinquante-trois
ans sur la plage d’Ostie, en novembre 1975. Une rencontre sentimentalo-artistique qui a marqué les plus belles années
de sa vie.
Ninetto Davoli (à droite) dans Les contes de Canterbury
Dans
quelles circonstances avez-vous rencontré Pier Paolo Pasolini ?
Ninetto
Davoli Je l’ai rencontré en 1963. À l’époque j’étais
apprenti-menuisier, mais ce jour là, j’avais décidé de ne pas aller travailler
et je suis parti me promener avec des copains dans la banlieue de Rome. Dans le
quartier d’Acqua Santa, nous sommes tombés sur le tournage d’un film avec Orson
Welles intitulé La Ricotta [deuxième volet du film collectif “Rogopag” dont les autres
sketches étaient signés Roberto Rossellini, Jean-Luc Godard et Ugo Gregoretti],
dont on ne savait évidemment pas qu’il était réalisé par Pasolini. On s’est
rapproché de ce groupe de gens qui avait l’air occupé à un travail mystérieux
et le hasard a voulu que je reconnaisse mon frère aîné parmi l’équipe de décoration.
Il m’a aperçu dans la foule des badauds et m’a demandé ce que je faisais là,
puis il m’a demandé de le rejoindre sur le plateau et il m’a présenté à l’équipe
et notamment au réalisateur, Pier Paolo Pasolini. Celui-ci a souri, il a posé
sa main sur ma tête en la caressant et m’a demandé comment cela allait. À l’époque,
je n’avais pas la moindre idée de qui il était et j’ignorais tout du cinéma même
si j’y allais régulièrement.
Comment
avez-vous été amené à jouer votre premier rôle au cinéma ?
Quelques semaines plus tard, Pasolini m’a
contacté par l’intermédiaire de mon frère en me proposant un tout petit rôle
dans son nouveau film, L’évangile selon
Saint-Matthieu. J’ai beaucoup hésité car j’aimais beaucoup le cinéma, mais
c’était un monde qui m’était totalement étranger. Comme le rôle du petit berger
que me proposait Pasolini consistait à garder des brebis et à sourire, j’ai
fini par accepter. Le tournage s’est très bien passé, car j’ai été très
chouchouté par l’équipe.
Que
représentait pour vous le monde du cinéma, à cette époque ?
J’allais beaucoup au cinéma. Cet univers
ne relevait pas du rêve. Il me semblait carrément à des années-lumière de la réalité
dans laquelle j’évoluais et je n’avais jamais pensé y accéder un jour. Mes héros
étaient Charlot, Laurel et Hardy ou Toto, mais ils restaient des personnages
imprimés sur une toile et détachés de la réalité. Alors quand je me suis vu à l’écran
dans L’évangile selon Saint-Matthieu,
j’ai eu la sensation d’accéder à un nouveau monde, même si mon rôle était
modeste.
À
quel moment avez-vous décidé de tout laisser tomber pour vous consacrer au cinéma ?
Quelques mois après L’évangile selon Saint-Matthieu, Pasolini m’a appelé pour m’offrir
un rôle dans son nouveau film, Des
oiseaux petits et grands. Mais, cette fois-ci, il s’agissait du rôle
principal. Or, j’étais effrayé à l’idée d’apprendre un texte car j’avais des
problèmes de mémoire, et j’ai décliné sa proposition. Face à mes refus
successifs, il a insisté. Alors, j’ai commencé à me poser des questions. Après
tout, je venais d’un milieu modeste et j’étais menuisier, alors tout cela me
semblait un peu superflu. Et puis, Pasolini m’a expliqué qu’à la fin du
tournage, je serai payé pour ma prestation. Et quand je lui ai demandé combien,
il m’a répondu « deux ou trois millions de lires» J’en suis resté bouche bée.
C’était une somme énorme. Alors quand je lui ai demandé ce que j’aurais à faire
et qu’il m’a dit que je serais à côté de Toto, l’une des stars de la comédie
italienne de l’époque, je me suis exclamé : « Comment ? Vous me
payez pour être avec mon idole. » Je ne pouvais pas y croire. Pasolini a
fini par me convaincre et c’est comme ça que j’ai découvert à la fois le monde
du cinéma et cette personnalité hors du commun qu’était Pier Paolo Pasolini,
autant comme réalisateur que comme ami. Et puis, pendant le tournage, Toto m’a
beaucoup aidé en me prodiguant ses conseils et en me chouchoutant dans les
moments de découragement. Toutefois, après le tournage, j’ai repris mon travail
d’apprenti-menuisier. Quand le film est sorti et qu’il a obtenu un beau succès,
d’autres réalisateurs se sont mis à m’appeler pour me proposer à leur tour des
rôles dans leurs films. J’allais tourner une semaine puis je revenais à l’atelier
et quand le rythme est devenu plus rapide, j’ai dû renoncer définitivement à la
menuiserie pour me consacrer exclusivement au cinéma.
Avez-vous
ressenti un déclic en réalisant que vous étiez devenu un comédien ?
Jamais ! Même aujourd’hui, les noms
d’“acteur” et d’“artiste” possèdent plein de significations pour moi, mais il
me restent totalement étrangers, car ils ne collent pas à ma réalité. Avec l’honnêteté
et la modestie qui ont dirigé toute ma vie, je continue à aborder chaque rôle
en restant moi-même. Je persiste à vouloir exprimer ma simplicité et ma joie de
vivre, à travers la médiation du cinéma.
Y
a-t-il des rôles que Pasolini a écrits en s’inspirant de vous et vous a-t-il
impliqué à un moment ou un autre dans l’écriture de certains de ses films ?
Je suis persuadé que Pier Paolo Pasolini
pensait à moi quand il écrivait, même si je n’ai jamais été impliqué dans l’écriture
d’aucun de ses films en particulier. Les dialogues avaient beau être improvisés,
c’était toujours sur les indications que me donnait Pasolini. En fait, c’était
le Ninetto de tous les jours qui s’exprimait à travers ces rôles écrits sur lui
et pour lui.
Vous
faisait-il lire ce qu’il écrivait pour avoir votre opinion ?
Je me rendais chez Pier Paolo Pasolini
chaque matin. La relation qui nous liait était tellement profonde que c’était
devenu naturel. Et presque tous les matins, il me racontait un rêve, il me
lisait un poème ou il me racontait une idée de roman. Un jour, je l’ai surpris
alors qu’il était en train d’écrire quelque chose et il a appelé ma mère en prétextant
que je le dérangeais énormément. Parfois, au contraire, j’avais le sentiment qu’il
attendait une confirmation de ma part pour vérifier s’il était dans la bonne
direction.
Quel
est le rôle qui vous tient le plus à cœur ?
Honnêtement, Pier Paolo Pasolini a
toujours bien cerné les personnages qu’il m’a confiés. Pour prendre une image,
il m’a pris et il m’a mis sur un écran, tel que j’étais et parce que c’était
moi. De L’évangile selon Saint-Matthieu
aux Mille et une nuits, je crois n’avoir
interprété que des rôles que j’étais le seul à pouvoir jouer. Mais s’il ne faut
en citer qu’un, celui qui me tient le plus à cœur reste celui du fils de Toto
dans Des oiseaux petits et grands.
Pas pour une raison précise, mais plutôt pour une mosaïque d’émotions et de
souvenirs. Ma relation avec Pasolini a été tellement profonde qu’aujourd’hui
encore j’estime avoir vécu tout ce que j’avais à vivre et avoir gardé de lui
tous les souvenirs possibles et imaginables.
Pourquoi
n’avez-vous pas joué dans Salo ou les 120
jours de Sodome, son dernier film ?
C’est à cause de mon sourire que Pier
Paolo Pasolini n’a pas voulu de moi pour un rôle quelconque dans Salo…, car il s’agit d’un film de dénonciation
qui correspond à la fin d’une époque où l’on pouvait raconter de belles
histoires et la poésie du monde à travers le cinéma. Pour Pasolini, la vie même
des hommes était en train de changer, le monde ne faisait qu’empirer, l’idéologie
en tant que rêve et utopie disparaissait, au même titre que la simplicité que j’incarnais
à ses yeux. Il en rendait responsable l’oppression exercée par la société de
consommation et le capitalisme poussé jusqu’à l’exaspération. En réalisant Salo…, il a voulu m’épargner cette tragédie
en tant qu’homme et que personnage. Et peut-être qu’inconsciemment, il a aussi
voulu arrêter sa vie avec ce film, en estimant avoir atteint un point de non
retour. Tout ce que je sais, c’est qu’il avait beaucoup d’autres projets dans
ses tiroirs.
Quel
souvenir gardez-vous de Pasolini ?
Il était toujours en activité. Il écrivait
beaucoup de choses à la fois. Non seulement des scénarios, mais aussi des
romans, des poèmes et des essais critiques. Pour moi, Pasolini était une
machine vivante. Il faisait du cinéma non pas avec une caméra mais avec ses
deux yeux.
Propos
recueillis par
Jean-Philippe
Guerand
en
juillet 2002
Bande annonce des Contes de Canterbury de Pier Paolo Pasolini
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