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François Dupeyron (1950-2016) : La vie sur un fil


François Dupeyron © DR

Né en 1950, François Dupeyron figure avec Jean Grémillon et quelques autres parmi ces cinéastes français maudits qui ont davantage attiré de louanges que de spectateurs de leur vivant. Si ses films sont rares au propre comme au figuré (neuf longs métrages en un quart de siècle), malgré la renommée de Drôle d’endroit pour une rencontre (1988), de La chambre des officiers (2001) et de Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran (2003), cet artiste intègre ne prend jamais la parole pour ne rien dire. A l’occasion de la sortie de Mon âme par toi guérie, en 2013, dans cet entretien demeuré inédit à ce jour, il est toutefois sorti de sa réserve pour esquisser les contours d’un cinéma français qui sacrifie ses auteurs sur l’autel de la rentabilité et que ses nouvelles sources de financement condamnent à une esthétique télévisuelle. En septembre 2015 sortait Au plus près du soleil (intitulé primitivement Notre fils) dont il avait écrit la première version du scénario. Un projet repris par le réalisateur Gilles Legrand et mis en scène par son fidèle chef opérateur, Yves Angelo, qui y dirigeait Grégory Gadebois, déjà formidable aux côtés de Céline Sallette dans Mon âme par toi guérie. François Dupeyron est mort au terme d'une longue maladie, le 25 février 2016, sans avoir pu mener à bien tous ses projets. Ecoutez la différence…


Si l’on excepte Trésor que vous avez terminé à la place de Claude Berri, à sa mort, pourquoi s’est-il écoulé autant de temps entre votre dernier film personnel, Aide-toi, le ciel t’aidera, et Mon âme par toi guérie ?
En décembre 2012, j’ai décidé de laisser passer les fêtes, de tout arrêter et de prendre ma retraite. Et puis, un soir, j’en ai parlé à un très bon copain, que je cite d’ailleurs au début du film. Comme il voyait bien que je ne plaisantais pas, il est sorti et il est revenu trois minutes après en m’annonçant qu’il m’avait pris rendez-vous à minuit avec Paulo Branco que je ne connaissais que de nom. Je l’ai rencontré et lui ai raconté mon histoire : il m’a dit que ça l’intéressait de travailler avec moi et qu’on ferait le film avec l’argent dont on disposerait.

Quelle histoire lui avez-vous donc racontée ?
Quand j’ai fait le bilan, fin 2012, j’ai constaté que les télévisions me disaient non à tout et je me suis rendu compte que c’était en 2003 que les chaînes publiques avaient mis de l’argent pour la dernière fois dans l’un de mes films. Depuis dix ans, France 2, France 3 et Arte m’avaient tout refusé. Entre-temps, je n’avais pu tourner deux petits films, Inguélézi et Aide-toi, le ciel t’aidera, que parce que Canal + y avait mis de l’argent et que j’avais obtenu l’avance sur recettes. Or, depuis, six ans, Canal a dit non aux six ou sept scénarios que je lui ai proposés. J’aime beaucoup le cinéma, mais je préfère tout de même ma vie, et c’est pour ça que j’ai décidé de tout arrêter, ce en quoi je me trompais…

Comment expliquez-vous cette situation dont vous avez été victime ?
Aujourd’hui, les gens ne lisent plus. Tout marche par des commissions. Je demande rarement les fiches de lecture, mais je l’ai tout de même fait à deux reprises et j’ai eu droit à cette note : « Sujet non traité. » Or, pour Mon âme par toi guérie, j’ai d’abord écrit un roman, puis un scénario. Mais quand on lit un tel jugement, on ne se sent soudain plus ni écrivain ni réalisateur. L’an dernier, j’ai eu deux rendez-vous avec des producteurs, à propos de ce film et d’un autre, et je les ai rencontrés pendant une demi-heure chacun. L’un et l’autre avaient coché les gros mots dans le scénario et tournaient les pages en me demandant si on pouvait les enlever. C’est dire où l’on en est arrivé ! Le casting, n’en parlons pas. Ces diverses contraintes rendent les producteurs peureux et les réalisateurs idiots… en tout cas, moi.

Est-ce que ça induit de nouveaux comportements pour le cinéaste expérimenté que vous êtes ?
Certainement. Au lieu de se laisser guider à l’écriture par le scénario et les personnages, on se met à calculer, ce qui est à mes yeux la négation totale du cinéma. Paulo Branco est tout le contraire : il m’a dit qu’il avait envie de travailler avec moi, avant même d’avoir lu le scénario. Il y a moins de cinq producteurs comme ça en France, et lui-même est encore indépendant parmi eux, parce que ce qu’il veut, c’est vous rendre la liberté pour que vous la transmettiez à votre tour aux acteurs et aux techniciens. Quant à ceux qui se prétendent indépendants, ils ne le sont pas car ils sont tous dépendants de la télévision et tuent les réalisateurs sans s’en rendre compte. On a un projet qu’on porte pendant des mois, puis, au bout d’un an et demi, on doit y renoncer : c’est ça qui finit par rendre stérile, idiot voire fou… Moi, j’ai vécu ça pendant dix années pendant lesquelles j’étais encore en forme, mais aujourd’hui, j’ai soixante-trois ans…

Bande-annonce de Mon âme par toi guérie (2013)


Vous ne travaillez pourtant pas sur des projets particulièrement coûteux…
Non, mais en établissant le bilan de ces dernières années, j’ai constaté que je m’étais rendu imbécile. J’ai défendu des projets personnels, certes, mais j’ai aussi essayé de rentrer dans le rang. Comme j’adore la comédie, j’ai décidé d’en faire une, mais, là encore, on m’a répondu : « Quoi ! Vous, une comédie ! » En, plus je voulais la co-réaliser avec mon chef opérateur, Yves Angelo, qui a fait ses preuves en tant que metteur en scène, dont je me sens très complice et avec qui je me marre bien. Mais, on est aussi marqués l’un que l’autre. C’est l’an dernier, en regardant un bonus du DVD d’Au feu, les pompiers, où Milos Forman parle du cinéma tchèque d’avant 1968, que j’ai réalisé qu’il parlait de moi. Aujourd’hui, on se retrouve dans un mode de fonctionnement du cinéma analogue à celui du système soviétique, mais il faut en sortir. Sinon, ce sera la mort assurée. On arrive avec un scénario qu’a accepté la télévision et on fait le film. Sinon c’est impossible. Comme le Parti naguère. Il y a eu un glissement sémantique, car on a beau dire qu’on a beaucoup de producteurs en France, ce sont surtout TF1, France 2, France 3, Canal + et un petit peu Arte qui décident. Cette chaîne dite culturelle n’a d’ailleurs jamais mis un centime dans aucun de mes films depuis vingt ans. Thierry Frémaux m’a raconté à ce propos qu’à la naissance de Canal +, Jacques Deray avait déclaré qu’on laissait rentrer le loup dans la bergerie et qu’on allait le payer très cher.

Qu’est-ce qui a donc changé ?
Au fil du temps, il y eu un lent glissement. Produire, c’est mettre en avant quelque chose, au sens ancien de « produisez-moi vos papiers d’identité », c’est-à-dire « montrez-les moi ». À l’origine, créer, c’était d’abord faire grandir, mais la perversion du système a contribué à engendrer des producteurs qui sont surtout les profiteurs d’un système. À l’autre bout de ce processus, il s’est produit un glissement depuis quelques années : le parc de salles a changé et les exploitants ont pris une place incroyable et ils ne font pas toujours bien leur travail en visionnant les films. L’un d’eux s’est même plaint auprès de moi d’avoir dû regarder sept DVD en une journée. Aujourd’hui, on confond voir et recevoir. Un film est fait pour être reçu, mais pour cela, il faut être un peu ouvert et lui laisser un minimum de place. Or, on se retrouve confronté à des gens qui possèdent un petit pouvoir et qui en abusent, comme certains employés qui trônent derrière des guichets administratifs. De l’argent, il y en a, mais il part dans des entreprises souvent hasardeuses, sous prétexte de s’adapter à “la loi du marché”. C’est le dramaturge suisse Friedrich Dürrenmatt qui disait dans une interview que les créations de l’esprit sont comme des arbres qu’on fait pousser et qu’il ne viendrait à l’idée de personne de critiquer leur façon de croître ou la forme de leurs branches. Et ça serait dangereux de tuer cela, car ce serait au terreau et à la matière qu’on s’attaquerait, donc la vie.

Comment avez-vous réussi à tourner Mon âme par toi guérie sans aucune télévision ?
Grâce à l’Avance sur recette, ce système génial hérité de l’Après-Guerre et d’André Malraux. Mais auparavant j’en ai perdu deux ou trois sur d’autres projets, faute de réussir à trouver un producteur intéressé. Paulo m’a sauvé la vie professionnellement, mais ce n’est pas un saint. Le film s’est fait parce qu’on a travaillé dans des conditions particulières : l’équipe a accepté d’être payée trois fois moins que les tarifs habituels. Donc une nouvelle convention collective, pour nous, ça ressemble à une épée de Damoclès, car il faudra se mettre hors la loi pour survivre, mais la situation est dramatique. En fait, normalement, ce film, je n’aurais pas dû le faire… Et je ne suis pas le seul… Mais c’est à peu près la même chose en littérature. Je l’ai vécu quand le roman qui a inspiré le film a été refusé par Actes Sud et a finalement été édité par Léo Scheer, un autre indépendant, parce que ça lui plaisait.

À quand remonte le projet d’en tirer un film ?
J’ai publié le roman il y a cinq ou six ans. Mais on croit écrire quelque chose, et c’est une autre qui émerge et qui nous échappe. Aujourd’hui, je suis dans la situation où tant que je n’ai pas fabriqué, je ne cherche pas à savoir. Ce n’est que quand j’ai terminé que je commence à comprendre ce que j’ai fait : c’est le montage qui m’oblige à voir et à revoir le film. Par exemple, je vais vous raconter le rêve que j’ai fait ce matin. Je filmais un enfant dans une voiture, avec Yves Angelo à la caméra, et je lui disais : « Non, il faut filmer Gérard. ». Je me suis écarté, j’ai appelé Gérard… Depardieu et il est venu ; il était plus jeune, plus mince, pieds nus et je lui ai dit : « Viens, on va te filmer avec l’enfant. » Mais ce n’était pas prévu… Tout ça pour dire que quand j’écris le livre, puis le film, je ne sais pas quel est le sujet. En commençant le scénario, je n’avais qu’une idée : c’est l’histoire d’un type qui a un don. J’ai d’abord passé trois jours à dire non à tout ce qui venait, jusqu’au moment où, à cinq heures de l’après-midi, j’ai décidé d’arrêter et de revenir à une forme romanesque, sans rien avoir structuré préalablement. J’ai donc décidé d’écrire un roman, sans m’interdire quoi que ce soit et en intégrant chaque idée qui me venait à l’esprit. Ainsi est né ce livre intitulé “Chacun pour soi, Dieu s'en fout” dont je me suis rendu compte que son seul sujet, c’est moi et les rapports avec le père… comme dans mon rêve. Dans le premier court métrage que j’ai fait, j’ai pendu mon père. Mes parents travaillaient la terre et quinze ans plus tard, dans C’est quoi la vie ?, j’ai filmé une ferme dans laquelle le père se pendait à nouveau. C’était Jean-Pierre Darroussin qui tenait ce rôle, comme dans Mon âme par toi guérie, mais cette fois, c’est le contraire : c’est la mère qui a disparu et séparé le père et le fils. On peut dire que je maîtrise mon scénario, mais certainement pas mon rêve. Au moment du casting, j’ai reçu des gens à Fréjus, où a été tourné le film, et je racontais à ces non professionnels que c’était l’histoire d’un type que personne ne voit et qu’on ne recommence à regarder que lorsqu’il manifeste son don de guérisseur. Comme si c’était le regard des autres qui le faisait changer. En passant du roman au scénario, j’ai surtout élagué pour des raisons de durée.

Pour en revenir au poids des rêves, que pensez-vous de Robert Altman qui affirmait avoir écrit le scénario de Trois femmes en s’inspirant d’un songe qu’il avait fait ?
Ça ne m’étonne pas d’Altman, car ça se voit dans sa manière de filmer. Moi, je note mes rêves tous les matins depuis Drôle d’endroit pour une rencontre. Ce n’est qu’ensuite que je me mets à écrire. C’est ce qui m’a donné cette conscience de savoir que quand on fait quelque chose, il y a toujours autre chose qui se joue. Il ne m’a fallu qu’une quinzaine de jours pour tirer un scénario de mon roman, mais il s’est nourri de ce que j’ai pu lire et écrire entre-temps. Il n’y a toutefois que quand les images sont là que ça vous saute à la figure. Je l’ai vécu à la fois douloureusement et dans l’euphorie. En tournant un film qui n’existent pas au stade de l’écriture, on subit des aléas : les conditions météorologiques, la relation à un acteur, etc.

Comment avez-vous choisi Grégory Gadebois pour le rôle principal ?
J’ai toujours su qu’il me faudrait un acteur formidable pour jouer la scène de l’hémorragie, mais je ne pensais pas à lui au départ. Une nuit, je me suis réveillé et j’ai visualisé cette séquence en voyant Grégory qui regardait, à la façon du personnage, Frédi. Et là, un peu comme on voit défiler sa vie au moment de mourir, j’ai repassé toutes les scènes du scénario et j’ai constaté que ça marchait à chaque fois. Le lendemain matin, j’ai appelé le producteur avec lequel je travaillais à l’époque et je lui ai dit que mon personnage, c’était Grégory Gadebois, que je connaissais déjà, pour l’avoir vu au théâtre et avec lequel il avait également déjà eu l’occasion de travailler.


Céline Sallette et Grégory Gadebois dans Mon âme par toi guérie © Alfama Films

Vos trois comédiennes principales, Céline Sallette, Marie Payen et Nathalie Boutefeu possèdent un air de ressemblance troublant. Pourquoi ces choix ?
C’est inconscient, mais ça ne vient pas que de moi. Marie Payen, je la connaissais pour l’avoir déjà dirigée. Céline Sallette, je l’ai choisie d’un commun accord avec ma directrice de casting, Brigitte Moidon, mais elle était là depuis le début. Nathalie Boutefeu, en revanche, est arrivée très tard. En fait, c’était un rôle assez court pour lequel j’ai fait des essais à Fréjus avec des jeunes femmes de la région. J’avais envie de travailler longtemps en amont avec les gens. Cette expérience m’a appris beaucoup de choses. J’avais raccourci la scène de ce personnage, mais sans doute trop, car il y avait quelque chose qui n’allait pas. Jusqu’au moment où j’ai auditionné une femme qui m’a donné envie de développer ce rôle, mais, du coup, paradoxalement, il devenait compliqué à jouer pour une non professionnelle. C’est Brigitte Moidon qui a évoqué le nom de Nathalie Boutefeu, laquelle a accepté malgré la brièveté du rôle.

Ce casting, c’est aussi un pari sur l’avenir…
Travailler avec cette nouvelle génération d’acteurs, c’est absolument extraordinaire pour des gens comme moi, parce qu’ils sont jeunes, qu’ils ont du talent et qu’ils ont tout compris, sans pouvoir nécessairement le formuler comme je le fais. Ils sont un peu comme ces enfants de deux ou trois ans qui savent pianoter instinctivement sur un téléphone ou sur un ordinateur. Chez eux, c’est immédiat, alors que moi, j’ai mis trente ans à y arriver. Ils sont porteurs de vie et il faut éviter de les mettre dans des cases. Nous, on est là pour les aider en leur donnant une liberté toute simple, c’est-à-dire un texte correctement écrit, et en les mettant en situation pour que ça vienne facilement. Une actrice comme Marie Payen, il y a deux ans, elle voulait arrêter ce métier, parce que c’est insupportable.

Il y a une scène capitale, à la fin de votre film, dans laquelle le personnage masculin est pris d’une crise d’épilepsie. Comment l’avez-vous mise en scène ?
On a tourné à peu près dans l’ordre chronologique, mais tout était déjà dans l’écriture. Et quand sont arrivées les deux dernières semaines, où tournait Céline Sallette, avec Yves Angelo, dont je suis complice depuis très longtemps, on s’est dit qu’on commençait un autre film, mais, en fait, on a continué à tourner de la même manière. Le montage a commencé assez en amont, comme j’en ai l’habitude, et j’ai visionné un premier bout-à-bout une dizaine de jours après la fin du tournage. En regardant ainsi le film pour la première fois avec Yves Angelo et le premier assistant, on a découvert que toutes ces histoires étaient un peu éclatées et que, tout d’un coup, Céline arrive et on a l’impression que tout est construit pour ça. Quand j’entends des cinéastes déclarer « C’est le film que je voulais faire », je n’y crois pas : à un moment donné, ça vous échappe et il ne peut pas en être autrement. Les mots mentent, sauf qu’il y a une vérité qui se dit derrière, y compris dans les plus formatés des films. Sur Mon âme par toi guérie, Paulo Branco m’a donné une liberté totale, donc j’ai fait tout ce que j’avais en tête.

De quelle manière procédez-vous ?
Je commence par travailler avec les acteurs, sans tenir compte du texte. Et s’il leur arrive de me poser des questions, elles peuvent être de l’ordre de la technique ou de la compréhension. Sinon il s’agit d’angoisse et il suffit de la repérer, mais y répondre, c’est s’exposer à alimenter ce sentiment. Ça me rappelle un séminaire du psychiatre Jean Oury au cours duquel un schizophrène a relevé ses manches pour découvrir ses bras couverts de montres et a demandé « Quelle heure est-il ? » Répondre à une telle question, c’est rentrer dans les complications, mais l’on ne peut pas faire comme si l’on ne l’avait pas entendue. L’angoisse d’un acteur est la même. Il y a des gens qui sont faits pour pratiquer ce métier et d’autres pas, mais s’il faut réfléchir, il vaut mieux en changer. Quand je réalise, je procède à une première mise en place avec les comédiens, mais j’essaie d’arriver sans idées préconçues et de les laisser libres. Et je ne les regarde qu’une fois qu’ils ont trouvé leurs marques, quand je vois que le corps est en place pour dire la chose dans cet espace. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là qu’on décide comment on va tourner. Chez moi, le style se détermine toujours le premier ou le deuxième jour de tournage, mais la forme se décide en partie à mon insu, à partir des choix que j’ai faits. Chaque histoire -non seulement celle que raconte le scénario, mais celle de mes rapports avec Paulo Branco, Yves Angelo, les comédiens et les techniciens- possède sa logique et il faut s’y adapter. Sur Mon âme par toi guérie, l’idée de tourner en plans séquences me semblait cohérente.

Quelle place occupe dans ce dispositif votre chef opérateur, Yves Angelo, qui est également réalisateur ?
Au générique, je ne mets pas « Image de… » mais « Filmé par… ». J’ai un dialogue avec lui qui est celui de deux réalisateurs. Je ne m’adresse pas à un chef opérateur. C’est notre histoire. Une fois que j’ai procédé à une première mise en place avec les acteurs, Yves prend la caméra et commence à filmer, sans même avoir réglé la lumière et sans savoir exactement ce qu’il va faire. Comme moi quand j’écris. Il est extraordinaire, alors je le laisse faire et c’est souvent à partir de ce moment là qu’on trouve nos repères. Il a cette liberté, alors qu’il est sûrement plus cérébral que moi. Ce n’est que du ressenti et j’essaie de laisser le moins de place possible à la pensée. J’ai beaucoup de mal à mettre la caméra sur un pied, parce que je me dis qu’elle est morte. Or, Yves adore cadrer caméra à l’épaule : ça lui permet de faire des choses impossibles pour un steadycamer, par exemple, car la machinerie est trop lourde. Il cherche toujours à s’adapter à la position du corps des acteurs, ce qui est fondamental à mes yeux. Lorsqu’Yves a filmé Céline Sallette en train de boire, par exemple, il lui est même arrivé de tomber dans une transe comparable à celles qu’a pu filmer le cinéaste et ethnologue Jean Rouch en Afrique.

À propos de transe, où êtes-vous allé chercher cette idée d’un personnage habité par un don ?
C’est comme un rêve. Je venais d’écrire un roman, je suis parti quinze jours chez ma mère pour décaper et repeindre des volets. Donc, j’étais fatigué, mais physiquement plutôt en forme, et je me suis mis en tête d’écrire un scénario à partir de cette idée qui me travaillait depuis un certain temps. Dans les années 90, Pierre Dumayet avait parlé à René Cleitman des Mots, la mort, les sorts : la sorcellerie dans le bocage, une enquête assez fouillée de l’anthropologue Jeanne Favret-Saada, dont j’ai essayé à un moment de tirer un film. Il faut dire qu’à l’âge de vingt ans, en 1972, j’ai effectué un séjour d’un mois dans un monastère qui m’a marqué. J’avais lu La vie de Rancé de Chateaubriand qui m’avait troublé, je n’allais pas bien et je me suis rendu sur place à moto et, arrivé là-bas, j’ai décidé d’y préparer le concours de l’Idhec. Les trappistes ne parlent pas, hormis le portier, le bibliothécaire et le fermier chargé de s’occuper des vaches. En principe, on ne peut y rester qu’une semaine, mais ils ont accepté de m’accueillir le temps que je voudrais pour mener à bien le projet que je leur avais exposé, à la condition de travailler à mi-temps avec eux. Mais aujourd’hui, parler de Dieu dans un film, c’est comme dire un gros mot. En passant du roman au scénario, j’ai donc sérieusement édulcoré. Du coup, il ne restait plus grand-chose et c’est en faisant les essais à Fréjus que j’ai réalisé que j’avais trop raccourci, alors même que Paulo m’avait donné une grande liberté et que je m’auto-censurais. Je suis donc reparti du roman pour redonner chair à certains personnages que j’avais sacrifiés, pour me conformer aux impératifs de durée inhérents au cinéma. Le risque de trop formater, c’est qu’il ne reste plus rien.

Pourquoi Frédi, votre personnage, préfère-t-il zoner plutôt que d’utiliser le don que lui a transmis sa mère ?
Parce que je navigue dans le paradoxe. Frédi devient guérisseur, mais ce sont les autres - les femmes - qui vont le guérir. Il a besoin du corps - d'une prostituée, de l'amie-sœur, de la femme-enfant qui se détruit, dont il tombe amoureux - pour rassembler le sien qui part en morceaux. « Il ne suffit pas de naître, c'est chaque jour à recommencer », dit son copain Nanar. Il y a de la magie là-dedans. Claude Lévi-Strauss a écrit que « nous sommes tous magiques en un certain sens. Mais cette idée que l'homme qui est une partie de la nature peut en même temps avoir par ses gestes, par ses paroles, une action comparable à celle de la nature elle-même, n'était pas une idée folle, une idée absurde, c'était une idée qui me semblait compréhensible ». Rajoutez ce qu’a dit Lacan : « L'Indien Bororo dit “ Je suis un perroquet ” ; nous disons “ Je suis moi ”. Tout cela n'a aucune importance. L'important est la fonction que cela a. » Secouez énergiquement ces deux pensées et ça donne : une femme vient voir Frédi et lui dit « Vous avez un don, guérissez-moi ». Il lui répond « D’accord, asseyez-vous ». On pourrait dire que le film c'est ça… mais, comme je vous l’ai dit, le sujet, c'est moi ! Et quand je crois raconter une histoire, c'est une autre qui se dit. C'est ça la magie du cinéma. N’importe quel film peut se réduire à un schéma simple, et ce schéma, vous allez le retrouver dans chaque séquence ou chaque groupe de séquences. Si vous prenez Titanic, par exemple, il y a quelqu’un qui va prendre la place de l’autre. Au début, c’est au cours d’une partie de poker ; à la fin, il se sacrifie pour elle. De même que le documentaire cède la place à la fiction, puis vice versa, comme si James Cameron n’arrivait pas à terminer, malgré les moyens mis à sa disposition. C’est la preuve qu’il s’agit d’un auteur.

François Dupeyron reçoit le Prix du Syndicat Français de la Critique de Cinéma
10 février 2014 ©Jean-Philippe Guerand

Pourquoi avez-vous choisi d’intituler votre film Mon âme par toi guérie ?
Trois titres me sont venus : celui du roman, Chacun pour soi, Dieu s'en fout, celui du premier scénario, Donnez-moi un corps, puis Mon âme par toi guérie, un vers de Baudelaire. Les trois sont justes, mais le poète dit un au-delà des mots, comme le film un au-delà de l'histoire. Il dit l'amour.
« Mon âme par toi guérie
Par toi, lumière et couleur !
Explosion de chaleur
Dans ma noire Sibérie. »

Pourquoi avez-vous inséré çà et là de brèves séquences oniriques en noir et blanc ?
Parce que tout a commencé pour moi par un rêve. Il y a des gens qui font de la gymnastique tous les matins. Moi, je retranscris mes rêves ! Notre vie est faite de ça. Si je m’écoutais, il y en aurait plus et chaque séquence serait introduite par un rêve. Depuis 1988, j’ai noté dans mes cahiers six à sept mille rêves. Il n’y a qu’un ou deux jours par semaine où je ne m’en souviens pas. Dans le roman, j’en racontais un dans lequel un petit chien se transforme en chien-loup et se dirige vers moi. J’ai peur et j’essaie de m’enfuir, mais il me saute dessus, pose ses pattes sur mes épaules et me remplit d’un amour au-delà de la jouissance… sans doute mystique. Je traversais à l’époque une période boudhiste et j’ai cherché le sens de ce rêve. Quelques semaines plus tard, au cours d’un séminaire, en parlant avec quelqu’un de l’amour inconditionnel, j’ai ressenti la même impression que mon interlocuteur, puis nous en avons cherché l’origine. Aujourd’hui, j’en suis arrivé à la conclusion que ce phénomène était de l’ordre de l’hallucination. C’est ce que j’ai essayé de retranscrire dans le roman, puis dans le film, alors même que j’y avais renoncé dans une première version du scénario, car c’est très difficile à retranscrire au cinéma où ça ne peut passer que par le récit. D’où l’idée de ces brefs moments oniriques en noir et blanc.

Le cadre du film est très américain, entre ces mobil-homes, ces riches demeures à l’abandon et ce bord de mer le long duquel Frédi roule à moto. Pourquoi avez-vous tourné à Fréjus ?
J’ai vécu là-bas et je connaissais l’existence de ce camping, sans y avoir jamais été. Le côté “américain” est sans doute dû au fait qu’il est moins habituel de voir des mobil-homes en France qu’aux États-Unis où l’on en a beaucoup filmés. Quant à la proximité de ces trois mondes, elle existe vraiment telle quelle à Fréjus, mais elle est sous-jacente à cette histoire.

Votre utilisation de la musique dans le film est très particulière. Comment l’avez-vous conçue ?
La deuxième fois que j’ai vu Paulo, je lui ai expliqué que je n’avais besoin ni de scripte, ni de coiffeurs, ni de maquilleurs, ni de machinistes, ni de décorateur, mais qu’en revanche il me fallait une directrice de casting, et des habilleuses, parce que c’est important pour les acteurs. Je lui ai dit que je voulais travailler longtemps en amont avec un assistant et quand il m’a interrogé sur la musique, je lui ai répondu : « Ma main ira… » Ce qui signifiait que je me laisserais guider par la musique qui s’imposerait d’elle-même. J’ai déjà vécu ça avec Inguélézi : j’allais dans des magasins et j’écoutais des CD en me laissant guider par le hasard. À Fréjus, il se trouve que j’ai sympathisé immédiatement avec le propriétaire du cinéma Vox, Jean-Marie Charvet, qui m’a conseillé pour les décors et m’a fait rencontrer d’autres gens. C’est aussi un “fondu” de musique qui travaille pour une radio locale, Mosaïque FM. Un jour où j’étais chez lui, il m’a fait écouter un disque de Nina Hagen, et à la fin du tournage, il m’a dit : « Ton film, c’est Lorelei ! » Au début, j’ai eu un peu de mal à utiliser cette chanson, mais elle a fini par trouver sa place naturellement. Elle y évoque deux dates : 1968 pour le symbole et 1981… parce que la chanson date de deux ans plus tard. Par l’intermédiaire du même Jean-Marie, qui organise aussi des ciné-concerts dans sa salle, j’ai aussi rencontré un artiste de Fréjus qui est arrivé, non pas avec des CD, mais avec sa guitare, et m’a interprété une chanson sur la plage en plein hiver. Le troisième est Vanupié, un artiste qui chante dans le métro et doit sortir un album en octobre. Ils ont accepté de me suivre, l’un et l’autre, alors même que je les ai prévenus que je n’avais pas un rond. Le point commun entre eux, c’est qu’ils sont français mais chantent en anglais.

Comment avez-vous décidé de l’utilisation de ces chansons ?
Ça, c’est l’art de la monteuse, Dominique Faysse. Sauf pour Nina Hagen. Les deux chanteurs ont des voix et des intonations différentes dont elle a joué pour répartir leurs morceaux.

À la fin du film, la voix de Nina Hagen rend carrément inaudible un long monologue de Céline Sallette. Pourquoi avez-vous adopté ce parti pris audacieux ?
La monteuse m’a appelé un jour pour me dire qu’il y avait une accumulation terrible de scènes sombres et fortes. Comme je préférais ne pas voir ce dont elle me parlait, on a tout réglé par téléphone. C’est toujours plus difficile d’enlever que de rajouter. Quand on en est arrivé à la scène à laquelle vous faites allusion, elle m’a dit que c’était trop long sur elle et assez plombant. Ce plan durait sept minutes quarante-cinq, au point que le ventilateur de la caméra se mettait en route à la fin du tournage, tant elle chauffait. Dominique Faysse m’a suggéré de le raccourcir, et c’est là que je lui ai dit de coller dessus la chanson de Nina Hagen. Vingt minutes après, elle m’a rappelé pour me confirmer que ça fonctionnait très bien. Tout d’un coup, cette musique rapprochait les deux personnages. Ce qui est fabuleux, c’est que ce métier m’a rendu libre de faire confiance, non pas à mes idées, car il y en a toujours qui viennent, mais à tout ce que je ressens. Le reste ne m’intéresse pas. Quand je dis que ne réponds pas aux angoisses des acteurs, la plupart du temps, c’est parce que je ne sais pas et c’est là que je suis juste, même si je peux me tromper. Mon âme par toi guérie m’a confirmé à quel point le cinéma est vital pour moi, comme il l’a été toute ma vie. Quand je regarde quasiment tous mes films, il faut tout détruire au départ, puis ça se recompose. Sans le cinéma et l’écriture, je serais sans doute devenu schizophrène. Parce que c’est ma vie qui est en jeu dans ce que je raconte.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en juillet 2013


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La confession qui suit est bouleversante… © A Medvedkine Elle est le fait d’une jeune fille de 22 ans, Anna Bosc-Molinaro, qui a travaillé pendant cinq années à différents postes d’accueil à la Cinémathèque Française dont elle était par ailleurs une abonnée assidue. Au-delà de ce lieu mythique de la cinéphilie qui confie certaines tâches à une entreprise de sous-traitance aux méthodes pour le moins discutables, CityOne (http://www.cityone.fr/) -dont une responsable non identifiée s’auto-qualifie fièrement de “petit Mussolini”-, sans nécessairement connaître les dessous répugnants de ses “contrats ponctuels”, cette étudiante éprise de cinéma et idéaliste s’est retrouvée au cœur d’un mauvais film des frères Dardenne, victime de l'horreur économique dans toute sa monstruosité : harcèlement, contrats précaires, horaires variables, intimidation, etc. Ce n’est pas un hasard si sa vidéo est signée Medvedkine, clin d’œil pertinent aux fameux groupes qui signèrent dans la mouva

Bud Spencer (1929-2016) : Le colosse à la barbe fleurie

Bud Spencer © DR     De Dieu pardonne… Moi pas ! (1967) à Petit papa baston (1994), Bud Spencer a tenu auprès de Terence Hill le rôle de complice qu’Oliver Hardy jouait aux côtés de Stan Laurel. À 75 ans et après plus de cent films, l’ex-champion de natation Carlo Pedersoli, colosse bedonnant et affable, était la surprenante révélation d’ En chantant derrière les paravents  (2003) d’Ermanno Olmi, Palme d’or à Cannes pour L’arbre aux sabots . Une expérience faste pour un tournant inattendu au sein d’une carrière jusqu’alors tournée massivement vers la comédie et l’action d’où émergent des films comme On l’appelle Trinita (1970), Deux super-flics (1977), Pair et impair (1978), Salut l’ami, adieu le trésor (1981) et les aventures télévisées d’ Extralarge (1991-1993). Entrevue avec un phénomène du box-office.   Rencontre « Ermanno Olmi a insisté pour que je garde mon pseudonyme, car il évoque pour lui la puissance, la lutte et la violence. En outre, c’était

Jean-Christophe Averty (1928-2017) : Un jazzeur sachant jaser…

Jean-Christophe Averty © DR Né en 1928, Jean-Christophe Averty est élève de l'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (Idhec) avant de partir travailler en tant que banc-titreur pour les Studios Disney de Burbank où il reste deux ans en accumulant une expertise précieuse qu'il saura mettre à profit par la suite. De retour en France, il intègre la RTF en 1952 où il réalisera un demi-millier d'émissions de radio et de télévision dont Les raisins verts (1963-1964) qui assoit sa réputation de frondeur à travers l'image récurrente d'une poupée passé à la moulinette d'un hachoir à viande et pas moins de 1 805 numéros des Cinglés du music-hall (1982-2006) où il exprime sa passion pour la musique, sur France Inter, puis France Culture, lui, l'amateur de jazz à la voix inimitable chez qui les mots semblent se bousculer. Fin lettré et passionné par les images, l’iconoclaste Averty compte parmi les pionniers de la vidéo et se caract