Paolo et Vittorio Taviani © Jean-Philippe Guerand
Vittorio Taviani. On ne l’a jamais conçu ainsi, mais il existe effectivement une
cohérence entre ces trois films, comme entre tous les autres que nous avons
réalisés. À bien y réfléchir, Contes
italiens est beaucoup plus compact et beaucoup plus dense que les deux
précédents, sans doute parce qu’il dépeint des jeunes qui traversent une
tragédie et qui arrivent à y faire face grâce à l’art et à leur imagination.
Pour nous, le plus important dans Contes
italiens, c’est la peste qui les menace.
La peste est-elle aussi pour vous le prétexte d’une métaphore
universelle dont le Sida pourrait être aujourd’hui l’un des échos
lointains ?
V.T. La
peste d’aujourd’hui, c’est la mort, mais aussi les jeunes qui ne trouvent pas
de travail et Daech. Mais les personnages de notre film refusent cette fatalité
et ils cherchent une échappatoire dans la nature et dans l’imaginaire.
Aviez-vous déjà l’idée de porter à l’écran Le décaméron, en 1971, quand Pasolini a lui-même tiré un film de
cette œuvre de Boccace ?
Paolo Taviani. Il y a trente ans que cette idée nous trottait dans la tête. Nous
sommes nous-mêmes nés dans cette petite région de Certaldo d’où sont
originaires à la fois Boccace et Leonard de Vinci. C’est donc aussi notre
terroir. On a reporté à plusieurs reprises le moment de porter à l’écran Le décaméron, jusqu’au moment où s’est
produit un déclic. La différence entre le film de Pasolini et le nôtre, c’est
que le sien se passe à Naples, alors que le nôtre se déroule en Toscane d’où
nous sommes originaires. Par ailleurs, son film était consacré au corps, à
travers une défense de l’homosexualité dans le climat social qui régnait alors
en Italie, ce qui n’est pas du tout le point de vue de Contes italiens dont
nous considérons qu’il est issu des temps modernes et inscrit dans notre
époque. C’est d’ailleurs ce qui nous a décidé à le réaliser : la peste
moderne.
V.T.
Alors que le film de Pasolini s’articulait pour une bonne part autour de la
sexualité, le nôtre tourne plutôt autour de l’amour, et plus particulièrement
l’amour de la femme. C’est elle qui est l’élément déclencheur qui fait que ces
jeunes s’enfuient et c’est elle qui prononce cette phrase magnifique au moment
où son père va tuer son amant : « Je l’aime et je continuerai à
l’aimer au-delà de la mort. »
P.T.
Ce sont les femmes qui prennent l’initiative de partir et de raconter des
histoires, mais c’est un homme qui décide de retourner à Florence, parce qu’il
possède un sens civique plus développé de la communauté et du devoir. À la fin
du film, la pluie qui se met à tomber est de bon augure : non pas qu’elle
lave où qu’elle guérisse, car la peste est toujours là, mais la communauté
s’est trouvée renforcée par cette aventure vécue ensemble et elle est prête à
faire face à nouveau et à retourner dans la ville. La sensualité est très forte
dans notre film, mais elle est plus souterraine que chez Pasolini. L’exemple le
plus flagrant est l’épisode de l’abbesse qui est surprise au lit couchée avec
un homme. Après lui avoir fait la morale, la sœur aînée du couvent qu’on est
allé chercher lui fait la morale, puis finit par lui donner raison en
disant : « Le Seigneur nous a faites de foi mais aussi de chair et il
faut profiter de notre corps en faisant l’amour. » Cette déclaration a une
signification assez forte, surtout en l’Italie qui est un pays catholique.
V.T.
On rend d’ailleurs hommage à cette femme qui, au début, se trouve coincée dans
son rôle de juge et qui, se rendant compte qu’elle a le caleçon de son amant
sur la tête, se laisse aller et se met à s’exprimer librement sur ce sujet.
Pourquoi la plupart de vos films se déroulent-ils dans le passé ?
Est-ce un moyen pour vous d’évoquer le présent ?
V.T.
Pour nous, ça a toujours été comme ça. Allonsanfan,
qui se situe au XVIIIe siècle, est vraiment l’histoire de la crise des années
70, mais notre cinéma n’entend certainement pas dresser un compte-rendu
historique. En fait, on cherche dans le passé une rationalisation, une
résonnance et un modèle qui nous permettent d’exprimer ce qu’on ressent au
quotidien. Il faut vraiment qu’il y ait un plaisir de raconter une histoire aux
autres, car c’est de cette narration que naîtra autre chose. Sinon on se
contenterait de faire de l’histoire, mais on n’éprouverait certainement pas le
même plaisir.
P.T.
Dans César doit mourir, par exemple,
la première fois qu’on a discuté avec les détenus de la pièce de Shakespeare, Jules César, qu’ils devaient
interpréter, ils nous ont expliqué que c’était d’eux qu’elle parlait et nous
ont dit que c’était leur ami. En fait, il leur a permis de sortir de leur
souffrance, de leur angoisse et de leur état de détention et de se libérer.
Mais c’est seulement quand on a commencé à tourner Contes italiens qu’on s’est rendu compte de la similarité des
thèmes avec César doit mourir.
Bande annonce de César doit mourir (2012)
Il existe aussi un écho évident entre Padre padrone et César doit
mourir…
P.T.
Certes, mais dans Padre padrone, tout
passe au travers de l’écriture. Dans Contes
italiens, l’imagination que mettent les jeunes à se raconter des histoires
les uns aux autres est une véritable question de survie.
Comment vous situez-vous dans le cinéma d’aujourd’hui ?
V.T.
Ce n’est pas tout à fait vrai, en Italie en tout cas, où les jeunes ressentent
le besoin de témoigner de ce qui se passe autour d’eux. Nous, notre but est
avant tout de raconter des histoires, pas de sauver le monde. Il faut déjà
qu’on se sauve nous-mêmes. Contes
italiens est pour nous l’exaltation de notre amour pour notre terre natale.
Il y a toujours un contraste entre l’homme et la nature, et il nous semble à
nous que la Toscane respecte cet équilibre et cette harmonie. La nature a créé
ces collines verdoyantes qui s’étalent devant nos yeux et l’homme a appris à y
travailler et à y construire des bâtiments. Ce film est donc avant tout un
hommage à notre terre, car c’est cette nature qui nous a remplis de toutes ces
belles choses que nous essayons d’exprimer.
P.T.
J’ajouterai que cette terre de Toscane, nous l’avons redécouverte grâce à ce
film, en tournant un peu partout et en suivant les acteurs dans ses moindres
recoins. On s’est sentis un peu comme des touristes japonais qui avaient envie
de sortir leur appareil photo toutes les cinq minutes et ça nous a donné un
nouveau regard.
Dans Contes italiens, comme
souvent dans vos films, vous vous attardez sur les visages. Pour quelle
raison ?
V.T.
Chaque auteur possède son propre imaginaire. Pasolini s’intéressait aux corps,
nous plutôt aux visages et aux paysages, mais nous filmons aussi la violence et
la méchanceté, car il ne s’agit en aucun cas d’un film béat. Contrairement à
Boccace, nous avons tenu à donner une certaine méchanceté au personnage de
Calandrino qui était plutôt décrit à l’origine comme une sorte d’imbécile
heureux, parce que nous nous sommes demandés ce qui nous passerait par la tête
si nous nous retrouvions doués du don d’invisibilité. C’est une question qu’on
peut tous se poser et sans doute ne ferions-nous pas non plus des choses très
jolies.
Existe-t-il d’autres projets aussi anciens que Contes italiens que vous n’avez pas encore réussi à mener à
bien ?
P.T.
Notre façon de travailler est très simple. On discute, puis on écrit. On avait
commencé à penser à Allonsanfan dix
ans avant de le réaliser. À l’époque, on s’est arrêté parce qu’on n’avait pas
l’impression d’aller dans le bon sens et qu’on trouvait que le personnage de
Mastroianni était trop positif, trop fort dans le contexte idéologique qui
régnait alors. Du coup, on a préféré réaliser entre-temps deux autres films, Sous le signe du Scorpion et Saint-Michel avait un coq, et on a
repris le sujet en transformant complètement le personnage qui est passé du
statut de héros à celui de traître. Chez nous, c’est comme dans le
cochon : on ne jette rien et tout vient à servir un jour ou l’autre. Quand
on fait un film, on a l’impression que l’idée est complètement nouvelle, mais
quand on est plongé dedans, on se rend compte que finalement, ces choses nous
habitaient en fait déjà depuis un bon moment.
V.T.
On est bien conscients qu’on ne peut pas surprendre et inventer la lune à
chaque fois, donc on considère chaque film comme un nouveau chapitre de notre
œuvre. On n’a pas vraiment de méthode. On vit notre vie, on se promène, on
pense à un sujet, on le rejette et arrive le moment où l’on se décide à y
revenir, et là on écrit cent pages, juste comme scénario de base. On ne le lit
pas, on le range dans un coffre et on l’enferme à clé, sans plus y penser. Et
quand on y revient, on relit ce qu’on a écrit et c’est là qu’on décide
d’abandonner ou de continuer… Mais dans ce cas, c’est qu’on y trouve de quoi
nourrir notre imagination.
Vos projets sont-ils tous nés à deux ?
P.T. Notre
relation s’appuie sur un dialogue continu. Quand l’un de nous a une idée ou a
lu un livre qui l’a touché, on en parle ensemble, mais s’il était arrivé qu’un
seul de nous soit attiré par une idée qui n’intéresse pas l’autre, on se serait
séparés sur le plan créatif.
V.T.
Le thème de Padre padrone nous a été
inspiré par un fait divers que nous avons découvert dans un journal qui
relatait l’histoire de ce pasteur analphabète qui est devenu professeur. Ça
nous a rappelé à l’un et à l’autre que nous étions destinés tous les deux à
devenir avocats et que nous avons finalement dévié de cette voie, Paolo
d’abord, moi ensuite.
Comment vous êtes-vous réparti les tâches en devenant réalisateurs
ensemble et avez-vous discuté de ce sujet avec les frères Coen et Dardenne, par
exemple ?
P.T.
Les premiers frères ont été les Lumière, c’est-à-dire les inventeurs du cinéma.
Quand on a rencontré les Coen, il y a quelques années de ça, comme on ne
cessait pas de nous poser cette question, on s’est précipités sur eux pour leur
demander comment ils faisaient pour travailler ensemble. Mais chez eux, les
rôles sont un peu plus définis que chez nous, puisque Ethan se consacre à
l’écriture et à la production, tandis que Joel se concentre davantage sur la
mise en scène.
V.T.
En discutant avec les Coen puis avec les Dardenne, on en a conclu que
travailler entre frères était un mystère qu’il ne fallait surtout pas chercher
à expliquer rationnellement. Notre propre mère se réjouissait qu’on travaille
ensemble, mais nous trouvait tellement différents qu’elle se demandait comment
on y arrivait.
Vous considérez-vous comme un esprit dans deux corps ?
V.T.
Quand on a demandé à Mastroianni comment il avait fait pour tourner Allonsanfan sous la direction de deux
metteurs en scène, il s’est contenté de répondre qu’on était deux.
P.T.
C’est possible parce qu’on est frères et qu’on est deux metteurs en scène, mais
cette situation n’existe que dans le cinéma parce que c’est le résultat d’un
travail d’équipe. Un film est comme une cathédrale : il faut des ouvriers,
des sculpteurs et toutes sortes de corps de métiers. Par exemple, Le dernier tango à Paris existe autant
grâce à Bernardo Bertolucci que Marlon Brando, car c’est lui qui a donné toute
sa puissance au film. Au début de son autobiographie, Goethe écrit :
« Je suis né sous le signe de la Vierge, ascendant Scorpion. C’est donc
l’équilibre parfait. » Or Vittorio est Vierge et moi je suis Scorpion,
donc on a retrouvé l’équilibre évoqué par Goethe [rires]…
Travaillez-vous déjà sur un nouveau projet ?
V.T.
Même si c’était le cas, on ne vous le dirait pas !
P.T. Non seulement ça porte malheur d’en
parler, mais la vie est une aventure étrange, car on a sans arrêt des défis à
relever. Manoel de Oliveira a tourné son dernier film à 106 ans, donc on a
encore pas mal de temps devant nous !
V.T.
Personnellement, je n’y tiens pas particulièrement, car je commence à
fatiguer !
P.T. Et comme il est hors de question que je
continue à travailler seul, quand on s’arrêtera, ce sera ensemble…
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en mai 2015
en mai 2015
Bande annonce de Contes italiens (2015)
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