« J’ai été militant
fasciste, collabo, coffré pendant quatre mois à la Libération, converti au
christianisme, j’ai adhéré au parti communiste, et puis je suis devenu comédien
et n’ai jamais cessé de l’être depuis que j’ai monté des spectacles au lycée. »
Ainsi Jean Gruault résumait-il, à 90 ans, ses débuts dans la vie, lui qui
plaisantait de son généreux embonpoint en déclarant s’être
« hitchcockisé » et affirmait avoir vécu toute sa vie avec Chaplin
qu’il imitait déjà enfant et dont il avouait, un an avant sa disparition : « Chaque
fois que je vois un de ses films, quel qu’il soit, je chiale. J’ai l’impression
d’avoir vécu toute ma vie avec lui, car il a toujours été plus proche de moi
que mon propre père qui était un vieux con plutôt emmerdant. » Ironie du sort, il a effectué une ultime apparition à l’écran en juge dans Marguerite & Julien, l’adaptation controversée par Valérie Donzelli d’un scénario écrit à l'origine pour Truffaut sous le titre… Julien et Marguerite.
Jean Gruault ©Jean-Philippe Guerand
Comment avez-vous rencontré François Truffaut ?
On s’est rencontrés par
l’intermédiaire du ciné-club Objectif 49. C’est là aussi que j’ai connu Rohmer
et Bazin. Il faut dire qu’on a aussi été rapprochés par notre amour de la
littérature. Il y a d’ailleurs dans ma bibliothèque beaucoup de livres que
Madeleine Morgenstern m’a donné à sa mort et d’autres qu’il m’a offerts. On
s’échangeait souvent des adresses de bouquinistes. C’était même l’une des
particularités de notre relation, par rapport à celles qu’il a instaurées avec
Suzanne Schiffmann, Claude de Givray ou Bernard Revon, par exemple.
Outre Truffaut, vous avez collaboré avec Roberto Rossellini, que vénéraient les
cinéastes de la Nouvelle Vague. ?
Dans les années cinquante,
j’étais très ami avec Rivette, beaucoup plus qu’avec Truffaut, à cette époque :
il était même le parrain de mon fils. Rossellini avait pris François comme
assistant et l’avait contacté. Il était ami avec Henry Deutschmeister, le
directeur de la Franco-London Films, qui a ouvert un crédit à Rossellini pour
qu’il fasse des films sur la réalité française, ce qui n’existait pas à
l’époque. En 1956, Roberto n’avait accroché avec aucun type des Cahiers, Rivette m’a demandé de
l’accompagner pour le rencontrer à l’hôtel Raphaël. Au cours de ce rendez-vous,
il a évoqué un projet intitulé La cité
qui se serait déroulé à la Cité Universitaire. En effet, à l’époque, il y avait
des pavillons réservés à tous les pays décolonisés et il s’y produisait
régulièrement des bagarres racistes dans lesquelles la police n’intervenait
jamais. On a réussi à pénétrer dans cette Cité Universitaire qui était très
fermée, grâce à un étudiant africain qui nous a introduit clandestinement. On a
fait une enquête dont on a tiré une espèce de scénario dans lequel devait jouer
ma copine Sophie Daumier et Anne Doat dont Rivette était secrètement amoureux.
En définitive, Rossellini est parti pour les Indes tourner India.
Comment s’est faite la jonction avec Truffaut ?
À cette époque, je jouais le
rôle d’un policier un peu comique dans une pièce d’Audiberti qui s’appelait La logeuse et je suis devenu copain avec
lui, au point que j’ai appris par la suite qu’il avait écrit à François en lui
disant qu’il avait enfin trouvé un acteur qui jouerait merveilleusement le
personnage principal de sa pièce Marie
Dubois. François avait vaguement pensé à en tirer un film et il a eu le
malheur d’en parler à Audiberti qui s’est enthousiasmé un peu vite. Par la
suite, j’ai écrit Paris nous appartient
avec Rivette, dont François m’a dit a posteriori avoir apprécié le travail de
scénariste et notamment les dialogues… qui avaient en grande partie été
improvisés par Rivette et moi. Ce qui est drôle, c’est qu’il adorait l’esprit
critique de Rivette davantage que ses films. Pourtant c’est Chabrol et lui qui
ont sauvé Paris nous appartient et
lui permettant de finaliser la post-synchro.
Savez-vous pour quelle raison Truffaut vous a engagé sur Jules et Jim ?
Il a sans doute souhaité
mettre un terme définitif à ma carrière d’acteur prometteuse… [rires]. En réalité, François voulait
des nouvelles têtes, alors il m’a contacté par l’intermédiaire de Rivette qui
m’a remis de sa part le livre Jules et
Jim. J’ai été emballé et l’ai lu d’une traite, même si je ne connaissais
pas son auteur, Henri-Pierre Roché. Ce qui est drôle, c’est que François a
trouvé ce bouquin soldé et l’a acheté parce qu’il aimait son titre. J’ai trouvé
que ça ressemblait à du Cocteau, en plus naturel et en plus libre, malgré des
situations parfois extraordinaires. Je cultive une obsession selon laquelle,
dans la vie d’un individu, on répète toujours sa mort ou une situation
ultérieure. Or, dans Jules et Jim, il
y a plein de situations qui se répètent et quand Catherine se jette dans la
scène, par exemple, elle répète son suicide final. C’est ce qui m’a intéressé
dans le roman. Quand François est venu me rencontrer au Théâtre de l’Œuvre, on
l’a installé dans une loge. Du coup, il ne m’a pas vu jouer et, après la
représentation, on s’est retrouvés dans un bistro pour discuter. C’est comme ça
que tout a commencé. Ensuite, il m’a laissé travailler de mon côté et, une fois
la première version achevée, il a corrigé très rapidement et tout est allé très
vite.
Comment expliquez-vous que Jules
et Jim soit devenu un film mythique ?
Ni François ni moi ne nous
le sommes expliqué, même si j’ai été émerveillé en découvrant le film à sa
sortie. Il a été critiqué sévèrement par la presse de droite, notamment par L’aurore qui l’a liquidé en trois
lignes, en disant : « C’est ça, la morale de la Nouvelle
Vague ? » Il y avait sans doute Autant-Lara derrière… »
Vous avez écrit une adaptation de Fahrenheit
451 qui n’est pas celle qui a été tournée. Qu’est-elle devenue ?
En fait, je touche des
droits sur la version existante de Fahrenheit
451. À l’époque, j’ai rédigé le premier synopsis, et François et moi nous
sommes engueulés, mais il y a eu tellement de participations, y compris celle
de Claude de Givray, qu’il a décidé de ne laisser au générique que le nom de
Jean-Louis Richard, parce que c’est lui qui y avait travaillé le plus en
détail. Dans le scénario définitif, il reste la structure générale que j’avais
imaginée. Et puis, François se souvenait toujours de cette réplique que j’avais
inventée dans laquelle un petit garçon s’écrie : « Oh, maman, y’a les
pompiers ! Il va y avoir le feu. » Dans le roman de Bradbury, dans la
caserne des pompiers, il y a un chien robot qui sent quand le héros commence à
lire des bouquins. Comme je trouvais l’idée du chien robot ridicule, je suis de
nouveau aller puiser la solution dans Charlot pompier et j’ai imaginé que dans ce
monde futur, les pompiers pourraient remonter automatiquement le long de leur
rampe, ce qu’on a évidemment tourné à l’envers. La structure générale n’a pas
changé. Et finalement, peu avant sa
mort, alors que François était très malade, je ne sais pas s’il a eu des
remords, mais il a décidé de me faire toucher des droits sur ce film qui a
d’ailleurs toujours été l’un de mes préférés.
Comment Truffaut cloisonnait-il ses rapports avec ses scénaristes ?
On avait l’interdiction de
parler entre nous. Le travail avec François était continu. On était une petite équipe. Il y avait Suzanne [Schiffman] qui était là en permanence
et qui était même payée au mois ; moi aussi par périodes. Il y avait aussi
Claude de Givray et Bernard Revon. On était les piliers. Il y avait aussi
Marcel Berbert, le directeur de production, qui nous coupait un peu les ailes
et qui nous ramenait à la réalité [rires].
Suzanne aussi était un peu castratrice : elle revoyait les scénarios. Il y
avait aussi des consultants qui étaient Rivette et Rohmer. François leur
faisait parfois lire les scénarios et ils donnaient leur avis. Sur L’enfant sauvage, par exemple, j’avais
développé toute une partie avant l’arrivée à l’institut des sourds-muets, rue
Saint-Jacques, en m’appuyant sur les rapports d’Itard. Et comme Rivette
trouvait que c’était un peu superflu, très justement, il lui a suggéré de le
supprimer. Il était d’ailleurs très fort sur ça pour les films des autres, mais
dans les siens, ça s’étalait.
Qu’en est-il des Deux Anglaises ?
C’est mon film préféré. Il a
été coupé, il y a eu un remontage, François a réenregistré la voix off avant sa
mort et nous avons organisé par la suite une tournée pour le présenter.
Pourtant, ça a toujours été un bide et personne n’a accroché, que ce soit à la
sortie ou par la suite.
Comment avez-vous écrit L’histoire
d’Adèle H ?
C’est un projet qui a mis
sept ans à aboutir : j’écrivais, j’arrêtais, on refaisait une nouvelle
version. Je suis parti du travail d’un spécialiste de la
famille Hugo, et des contributions de ses étudiants. On est d’ailleurs devenus
copains avec le petit-fils de Victor Hugo, Jean, et sa famille. Et puis, j’ai
développé à partir des films de Chaplin. Par exemple, on savait qu’Adèle Hugo
avait consulté un hypnotiseur, mais pas davantage. Du coup, j’ai développé
cette scène en m’inspirant d’une séquence des Nuits de Cabiria [rires]. Je travaillais tout seul et le film
évoluait. …Adèle H est
caractéristique car, au départ, François voulait faire un film avec Catherine
Deneuve et il m’a lancé sur le Journal
d’Adèle Hugo qui l’avait excité. Par la suite, il a rajeuni le personnage, qui
avait une quarantaine d’années, pour le confier à Isabelle Adjani. Et quand
certains se sont offusqués en lui reprochant d’avoir engagé une interprète trop
jeune, il s’est justifié en disant que ceux qui protestaient ne savaient même
pas qu’Adèle Hugo existait.
Dans quelles conditions avez-vous écrit La chambre verte qui est un film clé dans l’œuvre de Truffaut ?
Le processus a été assez
long. Un jour, il m’a fait lire L’autel
des morts d’Henry James qui n’existait pas en français à l’époque. J’avais
le texte tapé anglais à la machine et je l’ai lu d’une seule traite en une nuit
en le traduisant dans mon lit à l’aide d’un dictionnaire qui n’arrêtait pas de tomber.
Ma femme en avait marre. Ça m’a passionné et on a fait faire une première
traduction par une de nos amies à partir de laquelle j’ai commencé à
travailler. Truffaut voulait qu’on rapproche l’époque, alors j’ai fait
plusieurs versions plus ou moins proches du roman, il a corrigé. Et surtout, on
a fait un mélange d’autres nouvelles de James, en particulier La bête dans la jungle, Les amis des amis
et Les dépouilles de Poynton. Et lui
a rajouté tout ce qui concerne le petit sourd-muet. Ça a été assez laborieux et
je n’y croyais pas, pour des raisons commerciales, car je me disais que ça ne
marcherait jamais. C’est un film sur le rapport à la mort dans lequel François
a mis des choses très personnelles. Il me touche beaucoup, même si je n’adhère
pas entièrement au propos.
Truffaut vous a-t-il dit qu’il allait en tenir le rôle principal ?
Il ne me l’a jamais dit, pas
plus que pour celui du docteur Itard dans L’enfant
sauvage. Dans ce dernier cas, c’était beaucoup plus facile. Sinon il aurait
dû dire ce qu’il devait faire, par exemple à Denner, qui avait été pressenti
pour le rôle, alors qu’Itard était lui-même un metteur en scène dans cette
histoire. Il était donc beaucoup plus simple qu’il ait un rapport direct avec
le gamin, ce qui l’a aidé. Dans le cas de La
chambre verte, il ne voulait confier le rôle à personne, et puis il y avait
une question de budget. C’est aussi pour ça que j’ai fait de la figuration dans
L’enfant sauvage : ça faisait
des économies. L’une des caractéristiques des Films du Carrosse était de
produire des films très bon marché. Et quand François tournait des films plus
chers, comme Le dernier métro, il
était dans une angoisse épouvantable et n’était pas à prendre avec des
pincettes.
Pourquoi le scénario de Belle
Époque n’a-t-il été tourné qu’après la mort de Truffaut ?
À l’origine, Belle Époque s’intitulait 00-14 et découlait de projets antérieurs,
en plus de l’influence des Enfants du
paradis et de Ragtime. François
voulait écrire une longue saga qui irait de l’exposition universelle de 1900 à
la déclaration de guerre de 1914 et où l’on mêlerait des personnages
historiques existants. On était fascinés par le fait que Marcel Proust était
ami de Gaston Calmette qui s’est fait assassiner par la femme de Joseph
Caillaux. On a beaucoup écrit à Bruxelles, en même temps que Fanny tournait à
Gand Femme entre chien et loup
d’André Delvaux. On avait pris une suite à un hôtel l’Ami Hoff dans
laquelle il y avait ma chambre, la chambre des deux amoureux, et puis, entre
les deux, un salon dans lequel on travaillait. Et puis, le soir, quand Fanny
était rentrée, le jour où la télévision diffusait Dallas, François me forçait à regarder. Et, le plus fort, c’est
qu’il m’a inoculé le virus [rires].
C’était la première fois qu’on travaillait ensemble. Je venais d’écrire deux
films avec Alain Resnais qui venait me voir tous les jours, ce qui était le
contraire de la façon de travailler de François avec qui l’on écrivait
séparément. Auparavant, il me laissait entièrement libre, mais il a décidé de
changer de méthode. Du coup, notre travail s’est parfois étalé sur plusieurs
années. Comme il était très
blagueur, il a fait semblant d’être jaloux de Resnais. Quand j’ai signé mon
premier contrat avec Resnais pour Mon
oncle d’Amérique, il m’a dit : « Tu vas voir, tu vas t’emmerder.
C’est un type sinistre ! » J’ai mis cinq ans à écrire ce scénario,
car Resnais travaillait au même moment sur Providence
avec l’écrivain anglais David Mercer et que le projet a été retardé à plusieurs
reprises. On a travaillé et on a à peu
près fini, sauf le dénouement qui n’était pas très fixé. On avait un scénario
dialogué et on avait même fait taper le texte avec des grands interlignes qui
nous permettraient de le corriger. J’ai tenu à publier le livre, parce que le
feuilleton télévisé qui en a été tirée était tellement raté que TF1 l’a diffusé
à des heures impossibles. Le rôle principal avait été écrit pour Fanny Ardant,
mais le réalisateur anglais Gavin Millar voulait Catherine Deneuve et c’est
finalement Kristin Scott Thomas qui l’a interprété.
Avez-vous collaboré avec Truffaut sur des scénarios qui sont demeurés
inachevés ?
On avait des passions
communes pour certains écrivains, notamment Henri-Pierre Roché. François
voulait faire quelque chose sur Léautaud, notamment autour de ses rapports avec
sa mère. Il y a eu Julien et Marguerite
que j’ai écrit tout seul et sans aucun contrat, au moment de la préparation des
Deux Anglaises. C’est Suzanne
Schiffmann qui en a eu l’idée et a fait lire à François un article lu dans Elle. J’avais même rencontré au château
de Ravalet un vieux monsieur qui était historien et qui m’a prêté un bouquin du
XVIIe siècle écrit par François de Rosset, le traducteur français de
la deuxième partie de Don Quichotte,
dans lequel il relate des faits divers célèbres. Je l’ai d’ailleurs offert
récemment à Valérie Donzelli qui va finalement en réaliser l’adaptation. J’ai
recopié en une nuit l’histoire de Julien et Marguerite, telle qu’elle était
racontée quelques années après leur exécution. François m’avait donné un exemplaire
des Chroniques italiennes de
Stendhal, en marquant les passages qui pouvaient être repris. De mon côté, je
me suis beaucoup servi de Dommage qu’elle
soit une putain ! de John Ford dont je me demande si elle n’est pas
inspirée par l’histoire de Julien et Marguerite. Par la suite, on a renoncé à
ce sujet sous prétexte que François trouvait que c’était un sujet trop à la
mode, à l’époque. Notamment à cause de la sortie du Souffle au cœur et d’un film danois qui relatait un amour
incestueux entre un frère et une sœur.
Qu’est devenu ce projet ?
Par la suite, j’ai confié le
scénario à Jean-Claude Brialy qui avait rencontré un certain succès avec une
adaptation de la comtesse de Ségur et qui a subi entre-temps un cuisant échec
avec Un amour de pluie. C’est comme
ça que j’ai rencontré Isabelle Adjani qui était encore très jeune et qui aurait
été une formidable Marguerite. Mais finalement, le film ne s’est pas fait. Par
la suite, on a encore essayé d’en tirer une série télévisée avec François
Villiers, mais on n’a jamais réussi. Finalement, j’avais déposé le manuscrit à
la bibliothèque François Truffaut avec l’essentiel de mes archives et, par la
suite, Capricci a décidé de l’éditer. Valérie Donzelli s’est fait offrir le
livre par une copine pour son anniversaire et elle a été absolument emballée.
Mais c’était dans l’air du temps, car Olivier Dahan était également venu me
voir, avant même que le livre ne soit édité. Le scénario a été écrit par
Valérie qui m’a ensuite demandé mon avis. Elle connaissait très mal Truffaut, mais a regardé
quelques-uns de ses films, notamment …Adèle
H qu’elle a beaucoup aimé. C’est le scénario qui l’intéressait.
Auriez-vous aimé collaborer au cycle d’Antoine Doinel ?
J’ai vécu certaines
situations du cycle Doinel. Au début des années 50, on était plusieurs, dont
Godard, à être amoureux d’une fille qui s’appelait Liliane Lidy. Sa
mère, qui cuisinait cacher, nous invitait à dîner le dimanche soir, mais la fille était intouchable. Et François, qui en était sincèrement amoureux, a tenté de
se suicider pour attirer son attention, puis il s’est engagé en
devançant l’appel. J’aurais pu participer à L’amour
à vingt ans et Baisers volés,
mais François m’a avoué après qu’il me trouvait trop mêlé à cette histoire pour
prendre la distance nécessaire.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en juillet 2014
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