Considéré
comme un aventurier de l’extrême, le réalisateur britannique Asaf Kapadia s’est
fait remarquer avec des épopées spirituelles et visionnaires comme The Warrior (lauréat du Hitchcock du festival de Dinard en 2001) et The Return (2006). Cinq ans après Senna, le film couronné
d’un Bafta qu’il a consacré au champion de Formule 1 brésilien mort à
trente-quatre ans, il est revenu au documentaire en évoquant la destinée d’une
autre étoile au destin brisé, la chanteuse Amy Winehouse, disparue en 2011, à
vingt-sept ans. Un film bouleversant qui dissèque les dangers de la gloire,
mais aussi les ravages de l’alcool, de la drogue, de la boulimie et de… la
mondialisation. Amy lui a valu de nombreuses récompenses dont la
plus prestigieuse de toutes : l’Oscar du meilleur documentaire 2016. Il
est revenu en 2019 à Cannes avec un nouveau documentaire consacré cette
fois à une idole de sa jeunesse : Diego Maradona.
Dans quelles conditions avez-vous été amené à tourner Amy ?
J’ai commencé à travailler
sur ce projet il y a trois ans. C’est Universal Music qui a proposé ce film au
producteur James Gay Rees, lequel m’a appelé à son tour, car nous avions déjà
collaboré ensemble sur Senna, le
documentaire que j’ai consacré au champion automobile brésilien. Nous avons
réalisé très rapidement qu’il y avait là une histoire hors du commun qu’il
fallait absolument raconter. Une destinée emblématique à la fois de notre
époque et du monde dans lequel nous vivons. Sur le plan visuel, le film est
composé intégralement à partir d’images d’archive, ce poste ayant été supervisé
par Paul Bell. J’ai réalisé plus d’une centaine d’entretiens audio afin
d’essayer de cerner les tenants et les aboutissants qui ont entouré l’existence
d’Amy. C’est en écoutant ces enregistrements que j’ai réussi à m’y retrouver parmi
ces récits parfois contradictoires. Le fil conducteur du film est constitué par
les chansons d’Amy Winehouse et leurs paroles. Mon intention était de souligner
à quel point elle a composé ses chansons en s’inspirant de ses expériences
personnelles. Le film est le portrait d’une artiste, mais il parle aussi de
“l’amour”. Je n’ai pas écrit de scénario. Je me suis contenté de me laisser
porter par les chansons et d’utiliser leurs paroles pour raconter son histoire.
Tout cela était très organique, en fait.
Concrètement, comment s’est organisé votre travail de
réalisateur ?
Ma démarche et mon équipe
sont les mêmes que pour Senna : son
noyau dur se composait d’une douzaine de personnes. Ce film s’est avéré
d’autant plus compliqué à réaliser que la mort d’Amy était récente et que les
personnes auxquelles je me suis adressé étaient encore traumatisées par ce qui
venait d’arriver. La contribution de notre monteur, Chris King, s’est avérée
déterminante. Il a travaillé pendant une vingtaine de mois, en se substituant à
la phase habituelle d’écriture, au moment même où j’étais en train de réaliser
des interviews à Londres, Paris, New York et Los Angeles. Le montage son a été
réalisé par Andy Shelley et Stephen Griffiths, la bande originale ayant été
signée par Antonio Pinto.
Quelle est la principale difficulté que vous ayez rencontrée au cours
de ce processus ?
Dans un premier temps, je me
suis heurté au refus de parler de plusieurs personnes, car elles subissaient
encore le contre-coup de ce qui venait de se passer. Une fois qu’elles m’ont eu
accordé leur confiance, elles ne pouvaient plus s’arrêter de parler et ce
processus a agi comme une thérapie pour elles. C’était une histoire très
difficile à raconter sur le plan émotionnel, mais l’ensemble de l’équipe s’est
sentie redevable envers Amy de relater son destin en montrant au monde qui elle
était vraiment.
Amy d’Asif Kapadia ©DR
Quelle conception vous faites-vous de votre responsabilité en tant que
réalisateur ?
En tant que réalisateur d’Amy, mon rôle consistait à trouver
comment raconter cette histoire au mieux et à m’efforcer de m’accrocher à ce
point de vue du premier au dernier jour. J’aime beaucoup travailler à partir
d’images d’archive, mais je ne raffole pas des témoins qui se succèdent à
l’écran. Concernant Amy, ma première idée instinctive était de construire la
trame du film en m’appuyant sur les paroles de ses chansons. Ça peut sembler
simple et évident, mais personne n’avait jamais procédé de la sorte. J’ai passé
plusieurs années à interviewer tout l’entourage d’Amy afin d’essayer de
comprendre son histoire. Le défi consistait à partir de là à trouver des
équivalences sur le plan visuel pour pouvoir illustrer ce qui se racontait, ce
qui était plus facile à dire qu’à faire.
Quelle est l’étape de la production qui vous a apporté le plus de
satisfaction ?
Dans le cas de ce film en
particulier, l’essentiel de mon travail a consisté à réaliser les interviews,
car sans elles, il n’y aurait tout simplement pas eu de film. C’était une
épreuve sur le plan émotionnel et parfois même un véritable traumatisme pour la
plupart des personnes que j’ai rencontrées, bon nombre d’entre elles
s’exprimant là pour la toute première fois.
Quel est l’apport du numérique pour un tel projet ?
Ce film a été réalisé
intégralement en numérique, dans la mesure où les images d’archive avaient été
tournées en vidéo ou en numérique et qu’on a utilisé beaucoup de photos. L’avantage
essentiel du numérique est qu’il nous a permis de conserver à portée de main en
permanence des traces du matériel considérable dans lequel nous étions amenés à
puiser en permanence.
Comment avez-vous réagi à la présentation d’Amy en séance de minuit au festival de Cannes ?
J’ai pris cette sélection
officielle comme un immense honneur. Présenter Amy en première mondiale au Festival
de Cannes est l’aboutissement d’un rêve ! Mon objectif, quand je réalise
un film, est qu’il puisse être vu par le public le plus large possible et
Cannes ne pouvait qu’aider Amy à
toucher une vaste audience internationale.
Sur quel projet travaillez-vous ?
Je viens d’achever le
tournage d’un film à grand spectacle qui se déroule dans la région du Caucase, Ali and Nino, l’adaptation par
Christopher Hampton d’un roman de Kurban Said, et je suis en quête d’un sujet
pour mon prochain documentaire.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en mai 2015
…Ce nouveau sujet,
c’est l’enfant terrible du football argentin auquel un autre cinéaste de
renom a déjà consacré un documentaire : Maradona par Kusturica, présenté
lui aussi en séance de minuit à Cannes, onze ans plus tôt.
Dans quelles conditions Diego Maradona a-t-il
été tourné ?
Asif Kapadia Je
suis un grand supporter de football, donc je connaissais évidemment Diego
Maradona en tant que joueur. Je me souviens que c’est sur le canapé de la
maison de mes parents que je l’ai vu remporter la Coupe du monde 1986. C’est plus
tard, aux alentours de 1997 que j’ai lu un excellent livre qui lui était
consacré. J’étais fasciné par son incroyable histoire, son parcours d’un milieu
d’origine incroyablement pauvre au sommet du monde, tant il y avait dans sa vie
de brio, de chaos, de sujets de controverse et de drames. À cette époque,
j’étais encore étudiant dans une école de cinéma où je réalisais mon film de
fin d’études, The
Sheep Thief, qui a été sélectionné en 1998 au festival de Cannes dans le
cadre de la Cinéfondation et y a même été primé. J’étais donc concentré sur
l’idée d’écrire et de réaliser des films de fiction, en espérant réussir un
jour à accéder au long métrage. Je n’avais jamais tourné de documentaire, mais
je me souviens m’être dit que ça serait passionnant de pouvoir consacrer un
film à Diego Maradona… Des années plus tard, en 2012,
après avoir réalisé plusieurs longs métrages -dont Senna sur le
pilote de formule un brésilien Ayrton Senna qui a connu un grand succès
au Royaume-Uni et dans le reste du monde-, j’ai été contacté par le producteur
Paul Martin, qui m’a affirmé avoir accès à de nombreux documents filmés inédits
tournés à l’époque où Diego Maradona jouait à Naples. J’en ai visionné un bref
extrait que j’ai trouvé vraiment intéressant, mais j’ai estimé que le moment
n’était pas opportun pour moi de consacrer un autre film à un grand héros du
sport sud-américain, juste après Senna. En octobre 2015, les producteurs Paul Martin
et James Gay Rees ont entrepris des négociations. Les années avaient passé au
cours desquelles j’avais réalisé plusieurs autres films. Amy a été présenté en
première mondiale au festival de Cannes 2015 et a remporté par la suite l’Oscar
du meilleur documentaire. C’est à la même époque que Diego Maradona a fait à
nouveau irruption dans ma vie ! Cette fois, le timing était parfait.
Les producteurs James Gay Rees et Paul Martin ont pu aller visionner une partie
des images inédites de Diego Maradona à Naples et ont trouvé un arrangement
avec ses représentants à Londres, ce qui nous a permis de disposer des droits
des images nécessaires pour illustrer notre récit et d’accéder en outre à des
centaines d’heures d’images de Diego Maradona dans l’intimité. Les recherches
proprement dites ont débuté en mars 2016. Notre équipe composée de jeunes documentalistes a commencé
à sélectionner des images d’archive et à les faire traduire en anglais. J’aime
prendre mon temps afin de pouvoir procéder à des recherches approfondies. Au
début de ce processus, j’essaie toujours de lancer mon filet aussi loin que
possible pour m’assurer de couvrir la surface la plus large et je refuse que
quiconque se substitue à moi lorsqu’il s’agit de décider de ce qu’il faudrait
faire ou ne pas faire et de ce que je devrais visionner ou pas. Je dispose en
permanence de mon propre banc de montage Avid et je tiens à visionner moi-même
autant de matériel que possible, même si ça prend beaucoup de temps. À ce
stade, je ne me soucie pas de la qualité technique des archives.
L’important est de comprendre qui est le personnage, de trouver la structure
générale du film et le principe de la narration. L’idée est de capter sur un
plan purement visuel un sentiment instinctif des hauts et des bas qu’a pu
traverser Diego au cours de son existence. Où se situerait le cœur du
film ? Quels étaient les moments décisifs et les points de rupture ? Les entretiens ont été menés à bien de mars 2016 à
décembre 2019. En même temps que les recherches, j’ai noué de premiers contacts
avec certaines personnes, en procédant à des interviews sonores et en
m’efforçant de déterminer qui seraient les témoins clés appelés à devenir les
différentes voix du film. Qui était présent à tel ou tel moment ? En quoi
étaient-ils déterminants dans cette histoire ? En qui pouvions-nous avoir
confiance ? De qui Diego était-il encore vraiment proche ? Qui
parlerait en toute franchise de leur expérience partagée ? Qui était en
possession des documents personnels qui me permettraient de faire exister cette
histoire en images ? Au total, mon équipe et moi-même avons réalisé
environ 80 entretiens, en espagnol, en italien, en français et en anglais au
cours de notre période de recherches, parmi lesquels une quinzaine figurent
effectiveent dans le film terminé. Nous avons effectué trois séjours à Buenos
Aires, plus de 10 voyages en Italie, à Naples, Rome et Turin, trois voyages
pour rencontrer et interviewer Maradona à Dubaï. Ma
productrice en charge des archives, Lina Caicedo et moi avons découvert une
grosse malle contenant des enregistrements parmi les archives de Diego, à
l’autre bout du monde, à Buenos Aires. Ces cassettes n’avaient pas été
visionnées depuis plus de 30 ans, certaines de ces bandes magnétiques
étaient en cours de désintégration. Du coup, une fois que nous avons eu établi
un rapport de confiance, nous nous sommes lancés très rapidement dans une vaste
entreprise de numérisation de ces cassettes. C’était véritablement un film
international : je suis installé à Londres où se sont déroulés les recherches
et le montage, l’histoire se passe à la fois en Italie, en Argentine et au
Mexique dans les années 80, la plupart des témoins clés que nous avons
interviewés se trouvaient soit à Naples, soit étaient disséminés dans toute
l’Italie, soit vivaient à Buenos Aires et, pour compliquer les choses, Diego
vivait pour sa part à Dubaï ! Les membres principaux de mon équipe de
documentalistes étaient quant à eux originaires d’Italie et de Colombie et mon
compositeur était basé à São Paulo au Brésil. Beaucoup de langues, de
nombreuses différences culturelles à apprivoiser, travailler sous différents
fuseaux horaires, de nombreux voyages à effectuer, alors même que nous
disposions d’un budget nettement plus serré que celui de mon film précédent, Amy. D’avril 2017 à décembre 2018, le monteur
Chris King est entré en scène à son tour. C’est notre troisième collaboration après Senna et Amy. Comme sur
les autres films, l’étape du montage s’est révélée longue et déterminante, car
c’est le moment où nos différentes recherches ont convergé les unes vers les
autres et où l’ensemble de la construction et de l’écriture se sont organisées.
C’est dans notre salle de montage de Clerkenwell, à Londres, que le film a
trouvé sa forme. C’était un défi en raison de l’ampleur considérable de l’histoire
que nous avions à raconter et de la complexité du personnage principal, Diego.
Chris et moi sommes probablement restés enfermés dans le noir pendant près de
deux ans. Il convient de préciser que lorsque Chris est en train de monter, je
ne reste pas assis à ses côtés en permanence, en regardant par-dessus son
épaule. Il est bien trop brillant dans son travail pour que j’aie besoin de
surveller le moindre de ses gestes. Il monte et construit les séquences, tandis
que je dispose de mon propre banc de montage Avid que j’utilise pour visionner
toutes les images d’archive qui arrivent et pour synchroniser les “timelines”
qui nécessitent des éléments complémentaires de la part de mon équipe de
documentalistes. J’aime penser aux idées maîtresses qui constituent le cœur du
film, trouver un concept qui se situe au centre du projet et la bonne
stratégie à mettre en œuvre, qui interviewer, où commencer notre récit, ce qui
manque. Je garde constamment à l’esprit l’étape suivante et le film dans son
intégralité.
Avril 2018
Nous espérions que le film serait achevé à cette date afin d’être en mesure de
le soumettre aux sélectionneurs du festival de Cannes, mais il n’était pas prêt
et nous étions alors en train de nous battre pour le ramener à une durée
raisonnable. Ça ne fonctionnait toujours pas et nous commencions à nous trouver
à court de financement. Par chance, les producteurs James et Paul ont réussi à
trouver l’argent qui nous manquait afin de pouvoir continuer nos recherches et
poursuivre le montage.
Décembre 2018 Le mixage final, l’étalonnage et la conformation
numérique. Nous étions sur le point de toucher au but. Nous avons organisé une
projection à Londres pour notre distributeur français, Mars Films, puis une
autre à Paris à l’attention de Thierry Frémaux.
Février 2019 Le film est enfin terminé
et livré aux distributeurs.
Mai 2019 Le film est présenté en première mondiale en séance de minuit au
festival de Cannes.
Quelle est la principale difficulté que vous ayez
rencontrée au cours de cette aventure et quel enseignement éventuel en
avez-vous tiré pour la suite ?
Asif Kapadia
Pour moi, le défi principal était la langue. Les
personnages clés comme Diego parlaient tous soit espagnol, soit italien, soit
un dialecte napolitain. Or je ne pratique aucune de ces langues, pas plus que
mon monteur, Chris King. En fait, je ne parle qu’anglais ! Il était donc
particulièrement difficile pour moi au début d’établir une relation personnelle
avec Diego et les principaux intervenants. J’ai cependant eu la chance inestimable
de travailler avec deux brillantes productrices d’images d’archive, Lina
Caicedo et Fiammetta Luino, sur lesquelles j’ai pu me reposer. Elles ont
notamment pu parler à ma place. Elles ont établi des liens, organisé les
interviews et les ont traduites, elles m’ont permis d’avoir accès à des
archives et enfin de verrouiller différents contrats concernant l’utilisation
de ces images. Sans Lina et Fiammetta, ce film n’aurait pas été possible.
Quelle conception vous faites-vous de votre métier ?
A. K. Je me
considère d’abord et avant tout comme un réalisateur.
Je suis plutôt obsessionnel quant à la façon dont les films se fabriquent, ce
que raconte l’histoire, son aspect visuel, l’ensemble des aspects techniques qui
ont à voir avec le film et la manière dont s’assemblent les morceaux du puzzle
afin de raconter cette histoire le mieux possible. Sur Diego Maradona,
j’ai également occupé les fonctions de producteur délégué, car de l’expérience
de mes précédents films, il est important à mes yeux de faire partie des
producteurs, d’être impliqué dans l’ensemble du processus et d’être confronté à
toutes les décisions cruciales en coulisse, du tout début à la fin.
Quel est le stade de la réalisation qui vous tient le
plus à cœur et pourquoi ?
A. K.
L’étape de la réalisation d’un film que je préfère est le tournage, qu’il
s’agisse d’être sur le plateau avec l’équipe technique et artistique pour un
film de fiction ou de réaliser un entretien dans le cadre d’un documentaire. J’adore voyager, découvrir un nouveau lieu de
tournage que je ne connais pas, sortir de ma zone de confort, la pression
d’avoir une date butoir à respecter. Être confronté à l’intégralité des
problèmes inhérents à l’organisation et me trouver dans l’obligation de revenir
avec des rushes, quels que soient les impondérables auxquels on peut se trouver
confronté au fur et à mesure. Pour moi, le tournage est le moment où je sens
que mon cerveau fonctionne à 80 ou 90% de ses possibilités, alors que dans ma vie
quotidienne à Londres, je peux m’estimer heureux s’il fonctionne à 60% !
Mon autre moment préféré de la fabrication d’un film se situe au moment du
mixage final, ne serait-ce que parce que c’est le signe que nous sommes proches
de la fin du voyage ! Mais j’aime tout particulièrement ce moment où le
film prend sa forme définitive, quand je le découvre sur un grand écran
accompagné de sa musique pour la première fois.
Vous sentez-vous des affinités particulières avec
d’autres cinéastes de votre pays ou de votre génération ?
A. K. Pour être tout à fait
honnête, j’avais tendance à penser jusqu’alors que j’étais en quelque sorte un
outsider au sein de l’industrie cinématographique britannique. Je suis
fier d’être originaire du quartier d’Hackney à
Londres, ma famille est venue d’Inde, je suis issu d’un milieu de confession
musulmane, or il n’y a pas tant de gens que ça qui puissent se prévaloir de ces
spécificités. J’ai suivi des études dans une école d’art et dans une école de
cinéma, à une époque où l’on pouvait bénéficier gratuitement de cet
enseignement. Je ne suis pas allé dans l’enseignement privé d’où sont issus
tant de gens qui évoluent dans l’industrie britannique des médias et la plupart
des personnalités parmi les plus en vue. Ma famille n’était ni dans le cinéma
ni dans aucun domaine artistique, je ne possédais pas la moindre relation dans
ce métier quand j’ai débuté, j’ai dû commencer de tout en bas de l’échelle en
tant que coursier et me frayer mon propre chemin pour progresser. Je parle plus
d’une langue, car tous mes amis de Hackney étaient originaires de partout dans
le monde. Selon moi, ça a joué dans le fait que j’apprécie depuis mon plus
jeune âge le cinéma du monde. Je me sens tout à la fois européen et
international, mes films préférés et les réalisateurs qui m’ont inspiré sont
originaires de partout sur la planète. Il n’a jamais été dans mes intentions de
me contenter de faire des films au Royaume-Uni ou de m’inspirer de mes
expériences personnelles. C’est pourquoi j’ai écrit et réalisé de nombreux
films qui ne sont pas en langue anglaise et se déroulent à différents endroits
du monde. Mon tout premier long métrage, The Warrior, a
été tourné en Inde, avec des acteurs indiens, mais pas en langue Hindi, ce qui
constituait à l’époque une première pour une production “britannique”. J’ai
réalisé des fictions, des documentaires et des productions destinées à la
television. J’ai tourné des films à Londres (Amy), aux États-Unis (notamment en réalisant
quelques épisodes de la série Mindhunter
initiée par David Fincher), en Europe (dans le Grand Nord), en Amérique latine (Senna) et en Asie. J’ai également participé à la
production de la série pour Amazon The Last Hour
qu’a réalisée Amit Kumar, dont le film Mousson rouge a
été présenté au festival de Cannes en 2013. Lorsque j’ai réalisé Senna, J’ai tenu à faire évoluer la forme
traditionnelle du documentaire en supprimant les apparitions de témoins à
l’écran. Je souhaitais à ce que ce film possède une identité visuelle
particulière et j’ai été passionné par l’idée de briser les règles traditionnelles
en la matière et de jouer sur la forme afin de trouver un espace
cinématographique dédié entre la fiction et le documentaire. Je pense que le
fait que je ne me sois pas limité à tourner au Royaume-Uni ou ne me sois pas
astreint à me limiter qu’à une sorte de film pendant toutes ces années m’a
rendu difficile à cerner aux yeux de certaines personnes dans mon propre pays
qui ont du mal à me considérer comme un “cinéaste britannique” à part entière.
Bien que j’aie réalisé des films qui ont été présentés en première mondiale à
Cannes, Venise et Sundance, et que j’ai eu la chance de remporter des Baftas,
un European Film Award, un Grammy et un Oscar, Je n’ai jamais réussi à obtenir
le moindre soutien financier de la part du centre national du cinéma britannique
ni du British Film Institute, lorsqu’il s’est agi de développer certains
projets, plus particulièrement au début de ma carrière, quand je me battais
pour survivre et que j’essayais de monter des films sans aucune aide. Quand
j’observe les autres cinéastes de ma génération, je trouve ça fantastique que
tant de mes contemporains se débrouillent aussi bien. Nous avons tous commencé
à tourner des courts métrages à peu près à la même époque et c’est nous qui
constituons aujourd’hui le cœur de ce métier. Pourtant, ce qui me plaît, c’est
que nous sommes tous uniques et que chacun d’entre nous développe son style
particulier et fait ce qu’il veut. Je ne ressens aucun esprit de compétition
entre nous, tant les artistes développent des styles variés et s’attellent à
des projets divers. C’est d’ailleurs pour cela que notre industrie
cinématographique est aussi saine et dynamique.
Pensez-vous que la vulgarisation des nouvelles
technologies soit de nature à faire évoluer votre conception du cinéma ?
A. K. J’aime
jouer avec les outils technologiques, en m’adaptant au film que je suis en
train de réaliser. Mon opinion sur la technologie a
évolué au fil des ans.
Quand j’ai débuté, j’étais exclusivement passionné par
le fait de tourner sur pellicule, mes courts métrages ont été réalisés en 16mm,
j’ai tourné et monté des longs métrages de fiction en 35mm, en super 35 et sur
support anamorphique. J’ai beaucoup apprécié de pouvoir bénéficier de ces
différentes expériences. Lorsque la transition du support photochimique au
numérique s’est opérée, j’étais déjà réalisateur et je considère comme une
grande chance d’avoir pu bénéficier de cette expérience et d’avoir eu
l’occasion de tourner, de monter et de projeter sur pellicule. Quand je
travaillais sur support film, j’appréciais les imperfections inhérentes au
négatif et à la copie. Pour avoir travaillé pendant des années à partir
d’images d’archive, j’ai appris à apprécier la matière des anciens formats
vidéo. Mes documentaires constitués d’images d’archive m’ont donné l’occasion
de manipuler une grande variété de formats, de super 8, de betacam, de hi-8 et
même d’images tournées au moyen de téléphones portables. Diego Maradona
est composé pour l’essentiel d’image extraites de bandes U-Matic. En revanche,
la post-production a été réalisée intégralement en numérique et j’adore jouer
avec les effets visuels. J’ai recours à l’intégralité des outils à ma
disposition pour réaliser mes films. La technologie est désormais secondaire à
mes yeux, par rapport à l’impact émotionnel que peut représenter un plan à
l’écran. Ce qui m’intéresse désormais le plus n’est pas ce que peut changer la
technologie, mais plutôt la façon dont les processus de financement et de
distribution évoluent de film en film.
Y a-t-il un film ou un cinéaste qui ait décidé de
votre vocation ?
A. K. Do The Right Thing de Spike lee est le premier film que j’ai
découvert quand je suis sorti de l’école en 1990. Ce film m’a vraiment interpellé, son décor,
ses personnages, le contraste entre l’humour et le drame, la vie des gens
ordinaires et les tensions qui s’exacerbent dans un quartier particulier de
Brooklyn. J’ai grandi au cours des années 70 et 80 dans un quartier pauvre de
Londres, Hackney, qui avait pas mal de points communs avec le Brooklyn
représenté dans le film. Du coup, je me suis senti particulièrement concerné
par les thèmes qu’aborde le film et j’adorais la musique de Public Enemy
à l’époque. Mais c’est avant tout la conception de la réalisation exprimée par
Spike Lee qui m’a inspiré. J’ai regardé attentivement ses premiers films, j’ai
lu ses carnets de tournage, j’adorais l’énergie positive qui s’en dégageait,
cette idée qu’il faut conserver le contrôle en permanence si l’on veut faire
évoluer ce métier, n’engager que des gens avec lesquels vous avez envie de
travailler, écrire, produire, réaliser les films et être prêt à les tourner des
films “par tous les moyens”. Mon autre héros de
cinéma s’appelle Martin Scorsese. J’ai eu la chance de le rencontrer à maintes
reprises au fil des années, c’est le plus grand cinéaste vivant et aussi la
personne la plus merveilleuse qui soit, qui s’est toujours montré vraiment
encourageant à mon égard, de l’époque où j’étais un étudiant qui tournait des
courts métrages au moment où je me suis mis à réaliser des longs.
Quelle importance accordez-vous au festival de
Cannes ?
A. K. C’est
un merveilleux honneur que de pouvoir présenter Diego Maradona en première mondiale à Cannes ! C’est un rêve d’y
revenir avec un nouveau film. Je suis à la fois incroyablement fier et aussi
nerveux, dans la mesure où personne n’a encore vu ce film. La presse
internationale que peut attirer le film à l’occasion de cette projection
cannoise en première mondiale est capitale pour la future carrière d’un film
comme le nôtre, tant nous avons besin que le film existe aux yeux du public, de
façon qu’il sache de quoi il s’agit lorsqu’il sortira. De la carrière
commerciale de ce film dépendra aussi le financement du suivant qui s’en
trouvera mécaniquement facilité. Il n’existe pas de meilleur endroit au
monde que Cannes pour lancer la carrière d’un film.
Quels sont vos projets ?
A. K.
Idéalement, j’aimerais maintenant écrire et mettre en scène un film de fiction
ou une série télévisée. Il y a maintenant un
bon moment que je réalise des longs métrages documentaires et j’aimerais
revenir au style de cinéma par lequel j’ai débuté. Je travaille simultanément
sur d’autres projets de documentaires, parmi lesquels figure un sujet
historique épique.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en mai 2019
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