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Berlinale Jour 4 - Jeudi 4 mars 2021




Contes du hasard et autres fantaisies (Guzen to Sozo) de Ryūsuke Hamaguchi (Compétition)

Avec Kotone Furukawa, Ayumu Nakajima, Hyunri, Kiyohiko Shibukawa, Katsuki Mori, Shouma Kai, Fusako Urabe, Aoba Kawai… 2h01

Ryūsuke Hamaguchi est décidément le cinéaste des extrêmes. Révélé au festival de Locarno avec Senses (2015) dont la durée de plus de cinq heures a justifié une exploitation commerciale atypique en trois épisodes, après avoir ému Cannes avec Asako I et II (2018), il revient aujourd’hui avec un film en trois épisodes dans lequel les femmes ont une fois de plus le beau rôle. Dans Magic (or Something Less Assuring), une jeune femme réalise que sa meilleure amie est tombée amoureuse de son ex. Dans Door Wide Open, une étudiante entreprend de se venger du prof d’université comblé qui lui a fait rater son diplôme. Dans Once again, une réunion d’anciens élèves est l’occasion pour une femme à la dérive de renouer avec une mère en qui elle croit reconnaître une camarade. Le cinéma du japonais Hamaguchi est pétri d’émotion et revendique sa filiation avec celui du français Éric Rohmer (dont le succès en Asie était persistant) par sa façon d’exploiter des points de départ minuscules et en tirer une morale universelle. Il nous surprend et nous charme une nouvelle fois par sa finesse psychologique et la justesse du regard qu’il porte sur ses protagonistes. De ces trois petites fables se dégage un charme envoûtant.


Kiyohiko Shibukawa et Katsuki Mori
© 2021 Neopa / Fictive




Désigné coupable (The Mauritanian) de Kevin Macdonald (Berlinale special)

Avec Tahar Rahim, Jodie Foster, Shailene Woodley, Benedict Cumberbatch, Zachary Levi, Saamer Usmani… 2h09

Parce qu’il a eu le malheur de répondre à un appel de son lointain cousin Ben Laden, un Mauritanien interpellé par la CIA au lendemain des attentats terroristes du 11septembre 2001 se retrouve emprisonné à Guantanamo. Faute de passer en jugement, il y croupit jusqu’à ce qu’une avocate en vienne à se préoccuper du sort réservé à ces détenus dans une zone de non-droit et privés de procès, alors même qu’aucune charge concrète ne pèse contre eux. L’histoire vraie de Mohamedou Ould Salahi est devenue un livre puis aujourd’hui un film hollywoodien qui s’attache à une justice qui se voulait d’exception pour satisfaire une opinion publique traumatisée, mais ne donna en fait satisfaction à personne. Habitué à se frotter à des sujets polémiques, le réalisateur britannique Kevin Macdonald, oscarisé pour son documentaire Un jour en septembre (1999), trouve ici un sujet comme il les affectionne et décortique une machine judiciaire américaine dont les rouages en viennent à se gripper lorsqu’elle croit bon de jeter son dévolu sur un bouc émissaire. Face à Tahar Rahim, la trop rare Jodie Foster tient toute en retenue un rôle porteur qui lui a déjà valu un Golden Globe. Bref, l’efficacité est de mise, mais le film reste trop sage pour devenir un tant soit peu dérangeant.


Shailene Woodley et Jodie Foster

© STX International / Tobis




For Lucio (Per Lucio) de Pietro Marcello (Berlinale special)

Avec Umberto Righi (Tobia), Stefano Bonaga… Documentaire. 1h19

Cinéaste engagé, l’italien Pietro Marcello revient à ses premières amours, le documentaire, après deux œuvres de fiction de haute tenue : Bella e perduta (2015) et une libre transposition du roman de Jack London Martin Eden (2019). Il s’attache à une personnalité majeure de la chanson italienne, Lucio Dalla (1943-2012), dont il ancre le portrait dans le contexte des grandes luttes sociales qui ont forgé la conscience prolétarienne de la Péninsule. Demeuré méconnu en France, ce poète inclassable couronné de deux David di Donatello pour ses contributions aux films Borotalco (1982) de Carlo Verdone et La femme de mes amours (1988) de Gianfranco Mingozzi est évoqué ici par son manager et un ami d’enfance. Marcello reste quant à lui fidèle à son goût pour les images travaillées et rend hommage à un artiste venu du jazz qui l’a marqué par son indépendance et son refus des concessions. Le résultat est un film attachant qui nous donne envie d’écouter sa musique pour comprendre sa popularité impressionnante et l’influence qu’il a pu exercer sur ses admirateurs en mettant son talent au service de ce prolétariat dont il était en quelque sorte devenu le porte-parole. Comme une sorte de fils transalpin de Boris Vian et Jean Ferrat.


Lucio Dalla
© Teche rai




The First 54 Years - An Abbreviated Manual for Military Occupation d’Avi Mograbi (Forum)

Documentaire. 1h50

Comme son compatriote Amos Gitaï, Avi Mograbi n’est pas particulièrement complaisant avec l’État d’Israël et le traitement de choc qu’il inflige à sa minorité arabe et tout particulièrement aux Palestiniens. Le réalisateur procède dans son nouveau film à une revue de détail du sort réservé par Tsahal aux habitants des fameux Territoires occupés depuis la Guerre des Six jours, simultanément à une montée en puissance de la colonisation. Il interroge pour cela des dizaines de témoins sur les consignes qu’ils ont reçues au cours de leur expérience dans l’armée, lesquelles sont consignées dans un protocole officiel que le cinéaste passe en revue. À son habitude, Mograbi se met lui-même en scène tel un conteur oriental barbichu, mais ne se montre pas moins sarcastique et narquois pour autant. Destiné à la chaîne Arte qui le diffusera en deux parties, ce documentaire à charge souligne la complexité d’une problématique qui mine l’état hébreu depuis plus d’un demi-siècle, en donnant la parole aux oppresseurs plutôt qu’aux opprimés dont le faisceau de témoignages esquisse une doctrine de maintien de l’ordre décidée en plus haut lieu. La dialectique de Mograbi s’appuie sur la parole et aboutit à une situation qui semble plus que jamais sans issue, en racontant l’histoire d’Israël autrement que dans les reportages diffusés par les journaux télévisés. Le constat est sans appel.


Avi Mograbi

© Avi Mograbi




Juste un mouvement de Vincent Meessen (Forum)

Avec Dialo Blondin Diop, Ousman Blondin Diop, Marie-Thérèsee Diedhiou, Alioune Paloma Sall, Bouba Diallo, Cheikh Hamala Blondin Diop… Documentaire. 1h48

Sous prétexte d’évoquer la destinée oubliée d’un jeune militant marxiste-léniniste d’origine nigérienne mort en 1973 dans la prison de Gorée où son suicide a été constaté, Juste un mouvement orchestre le croisement de la grande histoire avec l’histoire du cinéma. Étudiant en philosophie prometteur habitant une résidence de Nanterre, Omar Blondin Diop participe activement au mouvement de Mai 68 à la suite de laquelle il se verra expulsé. Il est aussi l’un des interprètes de La Chinoise (1967) de Jean-Luc Godard, œuvre prophétique dans laquelle il tient son propre rôle et exprime ses convictions idéologiques aux côtés d’Anne Wiazemsky, même si son nom ne sera pas jugé digne de figurer au générique. C’est à partir de ces différents éléments que Vincent Meessen, qui affirme n’être ni historien ni documentariste, contextualise cette vie brisée en confrontant le maoïsme alors en vogue avec les tentatives récentes de colonisation de l’Afrique par une Chine Populaire ralliée aux vertus de l’impérialisme économique. Il nous offre ici un kaléidoscope esthético-idéologique qui dresse un état des lieux personnel des revers de la décolonisation et ternit quelque peu l’image idéalisée du président sénégalais Léopold Sédar Senghor. Jouant de toutes les ressources du cinéma, il signe un documentaire de création d’une sophistication remarquable, en assumant son point de vue engagé.


Omar Blondin Diop et Anne Wiazemsky
dans La Chinoise de Jean-Luc Godard




Bloodsuckers - A Marxist Vampire Comedy (Blutsauger) de Julian Radlmaier (Rencontres)

Avec Alexandre Koberidze, Lilith Stangenberg, Alexander Herbst, Corinna Harfouch, Andreas Döhler, Daniel Hoesl, Mareike Beykirch, Kyung-Taek Lie, Darja Lewin Chalem… 2h05

En 1928, Sergeï Eisentein engage pour tenir le rôle de Leon Trotsky un ouvrier soviétique qui se voit déjà en haut de l’affiche d’Octobre. Lorsque son rival est jeté en disgrâce par Staline, l’apparition à l’écran de son personnage est escamotée purement et simplement. Désireux d’aller tenter sa chance à Hollywood, l’acteur en herbe rencontre sur une plage allemande une patronne d’usine fantasque et son serviteur qui proposent l’hospitalité à ce fascinant échantillon de communiste. Ainsi commence une fable désopilante dont chaque plan est cadré et éclairé avec un soin particulier. Julian Radlmaier offre le rôle principal masculin à son camarade géorgien de l’école de cinéma Alexandre Koberidze qui présente simultanément son nouveau film en compétition à Berlin, What Do We See When We Look at the Sky ? Il signe là une comédie politique comme il en a le secret, en s’autorisant des excentricités volontiers réjouissantes, jusqu’à cette intrusion dans son histoire d’une bande de vampires désireux d’en découdre. Il y a dans ce film fou fou fou une puissance de subversion savoureuse qui risque toutefois de rendre compliquée sa distribution en France, tant ses références risquent de paraître hermétiques à un public non averti. Reste une pochade qui fonctionne plutôt bien et s’offre quelques audaces visuelles séduisantes.


Lilith Stangenberg et Alexander Herbst
© Faktura Film



District Terminal (Mantagheye Payani) de Bardia Yadegari et Ehsan Mirhosseini (Rencontres)

Avec Bardia Yadegari, Ali Hemmati, Farideh Azadi, Sara Ajorlou, Amin Mirhosseini, Reza Bahrami… 1h56

Un poète misérable de Téhéran accro aux drogues dures s’évade régulièrement dans un monde alternatif où tout paraît possible. En guerre contre la censure et la dictature, il s’implique dans la lutte pour la préservation de l’environnement, tandis qu’un nouveau conflit armé s’annonce imminent. Dans son univers imaginaire, sa mère et lui vivent dans une ville dévastée, sous la menace des tempêtes de sable, du réchauffement climatique et des virus mortels. Alors il rêve de se marier pour pouvoir enfin trouver refuge aux États-Unis. Ce film porteur d’une forte charge symbolique s’appuie sur une situation géopolitique réelle (l’antagonisme radical entre l’Iran et l’Amérique de Trump) pour vagabonder avec son personnage principal dans un ailleurs improbable où l’espoir peut renaître. Le rôle principal de District Terminal est tenu par l’un de ses deux réalisateurs dont la mère est incarnée par la sienne, tandis que les autres personnages sont campés par des proches nourris de leur propre vécu. Au-delà de l’histoire spécifique qu’il raconte, ce faux film d’anticipation tourné sans les autorisations officielles de rigueur a beau évoquer les ravages provoqués par un virus dévastateur, il a été terminé bien avant que le coronavirus n’envahisse la planète, mais a gagné de ce fait un caractère prophétique qui sert son propos. C’est le propre de certaines œuvres d’art que d’être en avance sur leur époque.


Mehrazar Salamatjoo et Bardia Yadegari




Beans de Tracey Deer (Génération)

Avec Kiawentiio Tarbell, Rainbow Dickerson, Violah Beauvais, Paulina Alexis, D’Pharaoh Mckay Woon-a-Tai, Joël Montgrand… 1h32

Ours de cristal

Déjà présenté au dernier festival de Toronto, où il a a valu à sa réalisatrice le trophée du talent émergent de l’année, ce film canadien s’inspire d’événements authentiques survenus en 1990 au cours desquels des représentants pacifiques de la tribu des Mohawks se sont révoltés contre l’aménagement d’un terrain de golf sur le site d’un cimetière sacré, quitte à se retrouver coupés du monde. C’est dans le contexte troublé de cette crise dite d’Oka que s’inscrit l’éveil à la conscience politique et à son identité indienne de Beans, une gamine brillante qui vient de se voir acceptée dans l’un des lycées les plus prestigieux du pays et s’apprête pour cela à quitter sa réserve en laissant sa petite sœur qui l’admire tant. Une véritable épreuve du feu qui va lui permettre de découvrir toute la rage qui l’habite. La réalisatrice Tracey Deer s’est inspirée de ce qu’elle a vécu à l’âge de 12 ans pour écrire ce premier film qui succède à plusieurs documentaires et à la série Mohawk Girls (2010-2017). Beans entrelace habilement les problèmes inhérents à l’adolescence, et notamment ici la question de l’intégration, avec une meilleure prise en compte par la société canadienne de l’une de ses plus anciennes minorités ethniques.


Rainbow Dickerson et Kiawentiio Tarbell
© Sébastien Raymond




Summer Blur (Hannan xia ri) de Han Shuai (Génération KPlus)

Avec Gong Beibi, Huang Tian, Zhang Xinyuan, Yan Xingyue, Luo Feiyang, Wang Yizhu … 1h28

Perturbée par un accident dont elle a été témoin, une gamine de 13 ans élevée par sa tante décide de mettre à profit la fascination qu’elle exerce sur un garçon qui n’a d’yeux que pour elle… Désireuse de partir pour Shanghai afin d’y retrouver sa mère immature, elle se présente à une audition pour un film qui lui fait réaliser qu’on peut parfois tricher avec les sentiments pour obtenir ce qu’on veut. Sous l’aspect extérieur du film d’apprentissage se cache une réflexion assez profonde qui témoigne de la part de sa réalisatrice d’une direction d’acteurs parfaitement maîtrisée. Choisie parmi deux mille postulantes, Huang Tian déploie des qualités impressionnantes pour son jeune âge et habite littéralement cette adolescente en crise qui n’est pas tout à fait sortie de l’enfance, comme l’atteste son rêve de jouer avec un avion télécommandé, et pas encore dans cet âge adulte dont les représentants l’ont tant déçue par leur égoïsme et leur indifférence. La réalisatrice Han Shuai accable particulièrement ses personnages masculins qu’elle décrit comme soumis et manipulateurs, signe pour elle du déclin et de l’inquiétude qui les caractérisent aujourd’hui. À noter enfin que Summer Blur a été tourné à Wuhan, mais que la pandémie de Covid-19 ne s’est déclarée qu’au moment du montage.

Jean-Philippe Guerand




Huang Tian, Zhang Xinyuan
© FactoryGateFilms

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