Zielona granica Film polono-franco-tchéco-belge d’Agnieszka Holland (2023), avec Jalal Altawil, Maja Ostaszewska, Behi Djanati Ataï, Mohamad Al Rashi, Dalia Naous, Tomasz Wlosok, Taim Ajjan, Monika Frajczyk, Jasmina Polak, Maciej Stuhr, Agata Kulesza, Malwina Buss, Marta Stalmierska, Piotr Stramowski, Joely Mbundu… 2h27. Sortie le 7 février 2024.
Toute la misère du monde
La réalité a ceci de pervers qu’elle peut parfois sembler parfois disproportionnée par rapport à la plus folle des fictions. Difficile de reprocher au cinéma contemporain de ne pas aborder la question obsessionnelle des migrants, tant elle est prégnante dans l’Europe d’aujourd’hui où elle va jusqu’à provoquer des résurgences nationalistes quand ce ne sont pas des poussées fascistes contre lesquelles la Seconde Guerre mondiale et la Shoah ne semblent pas avoir mithridatisé tous les peuples. Cinéaste engagée qui a signé récemment une œuvre majeure sur le martyre infligé à l’Ukraine par l’Union Soviétique, L’ombre de Staline, Agnieszka Holland, 75 ans, refuse de baisser la garde. Dans Green Border, la réalisatrice polonaise se concentre sur la frontière qui sépare la Moldavie de son pays natal et constitue l’un des accès à l’Union Européenne pour les citoyens du monde en provenance de toutes les contrées en guerre ou défavorisées. Le scénario se concentre sur un groupe hétérogène composé de famille et d’individus qui n’ont bien souvent en commun que leur détresse et une détermination à arriver au terme de ce voyage au bout de l’enfer. Mais les derniers barbelés s’avèrent les plus difficiles à franchir car personne ne veut de ces morts de faim et de ces intrus envahisseurs considérés comme des envahisseurs.
Cauchemar en eau-forte
Filmé dans un noir et blanc comme découpé au scalpel, Green Border montre ce qu’on ne voit jamais : les douaniers qui se rejettent les migrants, au propre comme au figuré, au nom d’une raison d’état à géométrie variable, et désignent pour boucs émissaires de leurs antagonismes nationalistes des moins que rien venus d’un ailleurs dont ils ne veulent surtout rien savoir. Pas question d’états d’âme chez les robots casqués de cette police des frontières qui se croient tout permis à condition de respecter une règle : que les cadavres restent systématiquement de l’autre côté des barbelés pour ne pas avoir à endurer la moindre enquête administrative ou internationale. Quitte à jeter parfois subrepticement les corps chez le voisin dans un match surréaliste de volley humain où tous les coups sont permis. La mise en scène trouve pour décrire cette situation cauchemardesque des élans qui évoquent certaines horreurs peintes par Goya, la couleur en moins. L’usage des clairs-obscurs souligne le contraste entre le faisceau des torches, la brume des marécages et la buée qui s’échappe des corps exposés au froid. La réalisatrice met en scène ce sinistre ballet comme une cérémonie mortuaire qui se déroulerait dans un asile d’aliénés à ciel ouvert où la raison du plus fou est parfois la meilleure. À l’image de ces humanitaires rompus à tous les subterfuges qui accomplissent leur mission en s’adaptant au jeu de dupes imposé par les forces de l’ordre. Jusqu’à cette famille de nantis qui recueille les rescapés dans un luxe indécent tout en énonçant de savantes théories qui relèvent davantage des contes de fées que de la réalité géopolitique.
Miroir aveuglant
Green Border est une fresque nécessaire qui assume son caractère baroque pour donner corps à une réalité sordide dont les médias traditionnels ne nous montrent que l’écume. Jusqu’à l’explosion finale et cette brusque plongée dans l’inconnu que constitue le déclenchement de l’invasion russe en Ukraine de février 2022. Comme si la réalisatrice nous demandait d’ouvrir les yeux sur ce qui se passe aux frontières de l’Europe où se joue plus que jamais notre destin commun. Avec cette idée selon laquelle ces migrants que nous laissons patauger dans la boue en leur refusant l’accès à notre mode de vie ne fuient peut-être que les dangers mêmes qui nous menacent : la guerre et la désolation. Inlassable avocate de la démocratie, qui se fit connaître naguère en tant que scénariste du grand metteur en scène polonais Andrzej Wajda, Agnieszka Holland n’est toutefois portée ni sur l’angélisme ni sur l’utopie. Pour avoir enduré à 13 ans la défénestration de son propre père journaliste calomnié, elle a appris des leçons de son passé et a toujours accepté de payer le prix de sa sincérité. Au point que son dernier film a récemment été instrumentalisé par le parti conservateur polonais xénophobe au pouvoir qui a orchestré une campagne d’attaques et d’injures contre elle et son équipe. Il faut dire qu’il ne donne pas une image très flatteuse de son pays natal, aujourd’hui en première ligne du conflit qui menace d’embraser le continent tout entier.
Jean-Philippe Guerand
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