Costa Gavras © DR
La sortie du premier volume de l’intégrale Costa Gavras vient combler
une lacune importante de l’édition DVD-Blu-ray. Non seulement parce que les
films ont fait l’objet d’une restauration méthodique, mais parce que chacun
d’eux est accompagné d’une batterie de suppléments que vient compléter un
entretien fleuve avec Edwy Plenel (pas toujours très affûté sur le plan cinématographique) et un livret rédigé par celui-ci. De Compartiment tueurs (1965) à Hanna K. (1983), en passant par son
surprenant court métrage de fin d’études à l’Idhec, Les ratés (1958), le réalisateur, né en Grèce en 1933, livre bon nombre de secrets de
fabrication, de son premier jour de tournage immortalisé par la télévision à En filmant Hanna, le making of du film
qu’il est allé tourner en Israël avec comme assistants deux futurs réalisateurs
prometteurs, Claire Denis et Avi Mograbi. Du débat des Dossiers de l’écran consacré en 1988 aux méfaits de la CIA en
Amérique latine, en passant par la conversation du cinéaste avec Christiane
Taubira à propos de la vision de la justice d’exception évoquée dans Section
spéciale (1975), en passant par le court métrage Jour de tournage (1969) filmé sur le plateau de L’aveu (1970) par Chris Marker, il ne
manque vraiment aucun angle à ces suppléments. Pas même des interviews
télévisées d’Artur London et de l’écrivain Romain Gary commentant son roman Clair de femme (1979) à l’occasion de
l’adaptation duquel Costa Gavras a joué délibérément de la complicité entre
Yves Montand (qu’il a dirigé à six reprises) et Romy Schneider, née sur le
plateau de César et Rosalie (1972) de
Claude Sautet. Étonnant aussi d’entendre Simone Signoret et Catherine Allégret
évoquer leurs rapports mère-fille dans des interviews croisées, en contrepoint
de Compartiment tueurs, ou encore
Jacques Perrin exposer sa conception du métier de comédien et son refus du
carriérisme à propos du même film, lui qui soutiendra par la suite comme
producteur Z (1969), État de siège (1972) et Section spéciale. Ce coffret a le mérite
de montrer ce cinéaste épris de justice et de morale au fil de son œuvre et de
ses combats sociaux et idéologiques, avec cette ombre écrasante de Mai 68 qui
plane, comme le montre ce débat de l’éphémère version télévisée du Masque et la plume de 1976 au cours
duquel Gilles Jacob, Jean-Louis Bory, Jorge Semprun et Marin Karmitz dissertent
de l’utilité du cinéma politique, à une époque où cette exception française
défendue par Costa Gavras avait le vent en poupe.
Comment avez-vous abordé l’édition de cette intégrale ?
Costa Gavras Avec le numérique, on peut faire des choses formidables. Au fil du
temps, les émulsions avaient commencé à se défaire, alors nous avions procédé à
une première restauration de Z et de L’aveu il y a une quinzaine d’années,
mais le travail qui vient d’être effectué est vraiment sans aucune comparaison.
Je tenais beaucoup à préserver les couleurs de l’époque, sans céder aux chaînes
de télévision qui sont favorables à une amélioration de l’image… y compris si celle-ci
ne respecte pas la conception originelle du film. Moi, je souhaitais au
contraire retrouver le ton, les couleurs et le son de l’époque, même si ça ne
correspond pas à la mode actuelle. Pendant des années, certains de mes films ont
été édités de çi de là, souvent à mon insu. Or, moi, je tenais à ce qu’ils fassent
l’objet d’un travail éditorial global et que ce coffret comprenne un certain
nombre de films, ainsi que les raisons pour lesquelles je les ai tournés. Les
suivants feront l’objet d’un second volume prévu en 2017. En revoyant certains
de ces films, j’ai remarqué des défauts, mais il était hors de question de les
corriger, car je n’éprouve pas cette tentation.
Pourquoi avez-vous décidé d’inclure dans ce coffret votre court métrage
de fin d’études à l’Idhec, Les ratés ?
C. G.
Parce que je suis fier de ce film. À l’Idhec, les élèves disposaient en tout et
pour tout d’un plateau sur lequel étaient aménagés trois décors : un
chambre à coucher, un bistro et un living-room. Or, pour essayer d’être
original, j’ai décidé de retourner les grandes feuilles dont je disposais afin
de représenter une grange. Alors, malgré le manque de moyens, ils ont accepté
et m’ont même aidé à trouver un peu de paille pour agrémenter mon décor.
Pourquoi le film est-il signé Kosty au lieu de Costa ?
C. G.
Parce que c’est ainsi que m’appelait tendrement ma mère.
Qu’avez-vous retenu de votre apprentissage en tant
qu’assistant-réalisateur ?
C. G.
J’ai eu la chance de travailler avec des grands metteurs en scène. Avec Tout l’or du monde de René Clair et La Baie des Anges de Jacques Demy, je
suis passé du cinéma muet à la Nouvelle Vague et j’ai vu toutes les façons de
faire des films. Quant à mes expériences avec René Clément sur Le jour et l’heure et Les félins, elles m’ont permis de
côtoyer un grand technicien. Avec Demy, j’ai surtout appris à travailler avec
les acteurs. Pour apprendre son métier, il n’y avait pas mieux.
Bande annonce de Compartiment tueurs (1965) de Costa Gavras
Comment avez-vous été amené à réaliser votre premier long métrage, Compartiment tueurs ?
C. G.
Tout s’est passé de manière un peu absurde, dans la mesure où entre mes deux
films avec René Clément, je suis tombé sur le roman policier de Sébastien
Japrisot dont j’ai écrit l’adaptation comme un exercice. Parce que le problème,
c’est qu’à cette époque, à l’Idhec, les élèves ne travaillaient ni sur le
scénario ni sur la direction d’acteurs. C’est ce qui m’a décidé à entreprendre
une licence de lettres, pour apprendre à raconter des histoires. Avec mon
camarade Christian de Chalonge, nous sommes même allés demander au directeur de
l’Idhec d’intégrer ces cours, mais ça a très vite périclité. Une fois mon
scénario achevé, je l’ai confié à une secrétaire du Studio de Boulogne, Marguerite,
une vieille fille que je connaissais bien et que je taquinais volontiers sur
son prénom. Elle l’a tapé et, sans me demander, l’a fait passer au directeur du
studio, Julien Derode. Celui-ci m’a envoyé un télégramme que j’ai gardé qui
disait en substance : « Policier intéressant, genre Clouzot - Je
voudrais vous voir pour en parler. » Je suis tombé des nues et c’est parti
comme ça. Quand j’ai rencontré Julien, que je connaissais bien, il m’a
dit : « Quel acteur ? » Je lui ai répondu :
« Mais je n’ai pas les droits… » Il m’a rétorqué « Vous êtes
fou » et il a appelé immédiatement les Rossignol, qui s’occupaient des
droits à l’époque, et comme ceux-ci étaient disponibles, il leur a demandé de
les bloquer pour un petit moment. Il m’a redemandé alors « Quel
acteur ? » et j’ai répondu Jacques Perrin. Celui-ci avait en effet
une fragilité extraordinaire que les autres acteurs français de sa génération
n’avaient pas et qui convenait très bien au personnage. Et comme j’avais été
reçu chez les Montand après avoir travaillé avec Simone [Signoret] sur Le jour et
l’heure, j’ai suggéré le nom de Catherine Allégret pour le rôle de la jeune
fille. Je suis donc allé donner le scénario à Simone qui m’a répondu que
Catherine devait d’abord passer son bac, mais qu’elle-même voulait jouer le
rôle de la vieille actrice. Je n’en revenais pas, parce que pour ce qui était
parti comme une sorte de plaisanterie, le seul fait que Simone accepte d’y
tenir un rôle permettait au film de se monter. Du coup, Montand m’a dit :
« Il paraît que tu as écrit un bon scénario. Il n’y aurait pas un rôle pour moi ? » Je lui ai
répondu : « Lis et s’il y a un personnage, on verra… » Par la
suite, comme il redoutait que le fait qu’il incarne un flic fasse mauvais
effet, je l’ai poussé à accentuer son accent marseillais. Donc il avait comme
un masque et il n’était plus le Montand chanteur cherchant à imiter Humphrey
Bogart ou Gary Cooper qu’il aimait beaucoup. Et une fois que les deux ont eu
accepté, comme nous faisions presque un film en famille, alors que nous
n’avions aucun besoin d’avoir d’autres acteurs importants, les amis demandaient
s’il n’y avait pas quelque chose pour eux. À tel point que Marcel Bozzuffi
incarne un flic, et que Georges Géret et Françoise Arnoul font quasiment de la
figuration. Je les connaissais tous, dans la mesure où, à l’époque, le métier
de directeur de casting n’existait pas encore, c’était les assistants qui se
chargeaient d’établir la distribution.
Quel souvenir gardez-vous de cette première expérience ?
C. G.
Le film s’est tourné dans d’assez bonnes conditions et a connu le succès ici et
ailleurs. En Amérique, il a même été classé parmi les dix meilleurs films de
l’année, dans une liste où figurait aussi le nom de Pasolini. C’était
complètement inattendu. Du coup, le deuxième est devenu très facile. Le
producteur de James Bond, Harry
Saltzman, est venu à Paris et m’a demandé : « Quel film voulez-vous
faire ? Je vous le produis. » Je lui ai répondu : « La condition humaine. » Philippe
Grumbach, qui nous avait mis en rapport, lui a expliqué en détail de quoi il
s’agissait et il a répondu : « Oh là là. Tous ces Chinois, ce n’est
pas possible ! »
Vous êtes pourtant revenu plus tard au roman d’André Malraux…
C. G.
Oui, en 1976, c’est-à-dire à la fin de la Révolution Culturelle, je suis même
allé en Chine avec les producteurs. Aujourd’hui, c’est malheureusement une
histoire qui appartient au passé. À l’époque, il s’agissait encore d’une
actualité chaude, mais la Chine restait encore inconnue et faisait figure
d’ennemie aux yeux de l’Occident. Par la suite, la Chine nous ayant demandé de
procéder à des changements considérables, très moralistes, je me suis vu
proposer d’aller tourner le film en Amérique, mais il me semblait impossible
d’y reconstituer Shanghai. Sur place, nous avions pourtant trouvé tous les
décors dont nous avions besoin, y compris la prison.
Comment avez-vous finalement été amené à tourner votre deuxième film, Un homme de trop ?
C. G.
Harry Saltzman a évoqué un livre français de Jean-Pierre Chabrol dont il avait
acheté les droits. Le roman m’a intéressé et c’est parti comme ça. Quand il a
appris que j’allais tourner un film sur la Résistance, mon ami Frédéric Rossif
m’a mis en garde : « Tu ne vas pas encore faire un film avec des gens
qui fument la pipe autour d’une cheminée et qui refont la France ! » Moi,
j’ai abordé cette histoire comme un western mettant en scène des jeunes gens
dans un décor campagnard, mais cette fois, le film n’a pas marché du tout.
Bande annonce d'Un homme de trop (1966) de Costa Gavras
Dans ce contexte, comment avez-vous réussi à trouver le financement de
Z ?
C. G.
Z a déclenché un phénomène
complètement inattendu. Personne ne voulait le produire, alors que c’était
unique d’arriver chez les producteurs avec un scénario et la liste des acteurs,
tous vedettes, qu’il s’agisse de Trintignant, Montand, Perrin, pour s’entendre
répondre : « Ce n’est pas pour nous. Un film comme celui-là ne
marchera pas. » Ils reprochaient au scénario de ne pas avoir de personnage
central qu’on suive pendant tout le film et se demandaient qui pourrait
s’intéresser à l’assassinat d’un député dans un pays dont tout le monde savait
que c’était la Grèce. Trintignant arrive au milieu du film. Et puis, il n’y a
pratiquement pas de femme, et en tout cas pas d’histoire d’amour. Et c’est tout
cela qui a décidé Jacques Perrin à devenir producteur. Quand je l’ai appelé
pour lui dire que le film ne se faisait pas, faute de producteur, il m’a
demandé si ça pouvait se tourner en Algérie où il avait participé à un
documentaire. Nous sommes donc allés ensemble à Alger où j’ai trouvé la ville
parfaite et où nous avons fait lire le scénario au ministre de l’Information,
Mohamed Benyahia, un intellectuel qui possédait un doctorat de littérature
française. En bavardant avec des Algériens proches du pouvoir, j’ai appris
récemment qu’il s’était montré très méfiant à l’égard de cette histoire de
colonels qui prenaient le pouvoir par la force, parce qu’elle pouvait permettre
de dresser un parallèle avec la situation en Algérie, et qu’il a transmis le
scénario au président Houari Boumédiène, lequel l’a lu et a jugé que personne
n’établirait de connexion entre la Grèce et l’Algérie. Et c’est vrai que nous
avons bénéficié d’énormes facilités et que nous avons pu bloquer partiellement
Alger pour y tourner. Z est un
miracle comme le cinéma en produit de temps en temps. C’était un peu comme si
nous avions écrit sur les murs « À bas les colonels grecs ! » La
première semaine, le film n’a pas marché et le seul à y croire était le
distributeur, Hercule Mucchielli, un vieux Corse qui avait beaucoup
d’expérience. Et puis, au fil des jours, le public lui a donné raison et les
entrées ont grimpé, le film est resté à l’affiche pendant quarante-quatre
semaines à Paris où les gens applaudissaient à la fin des séances. Nous n’en
revenions pas.
Pourquoi dites-vous qu’il n’y a qu’en France qu’on peut réaliser un
film comme Z, mais que c’est plus
difficile aujourd’hui qu’hier ?
C. G.
Parce que la plupart des films sont désormais financés par la télévision et que
celle-ci exige qu’ils soient diffusables en Prime Time, c’est-à-dire qu’ils ne
dérangent pas les gens afin qu’ils puissent aller se coucher tranquilles. En
contrepartie, c’est un bien formidable que les télévisions soient obligées de
contribuer au financement du cinéma. Par ailleurs, à l’époque de Z, il existait grosso modo deux blocs
politiques antagonistes, ce qui a beaucoup changé depuis. Enfin, il y a aussi une
forme d’autocensure chez les cinéastes qui fait que quand ils ont envie de
traiter un sujet, c’est avec l’intention de trouver son financement. Et puis,
l’influence américaine qui pousse vers la comédie.
Bande annonce de Z (1969) de Costa Gavras
Quel sont ceux de vos films qui ont été les plus difficiles à monter ?
C. G.
Le capital et Hanna K., en raison de leurs sujets. Parce qu’il y était question
des banques et du conflit israélo-palestinien. Mais il est toujours difficile
de comprendre pourquoi certains films ne marchent pas. Le cinéma politique est
souvent considéré comme une cochonnerie. Il se situe en dehors de l’art et de
l’esthétique, alors que l’art a toujours été politique, selon moi. De mon point
de vue, un film est d’abord l’expression d’une philosophie personnelle à
travers une histoire et des images.
Dans le documentaire sur le tournage d’Hanna K., on découvre une assistante qui est elle-même devenue
ensuite une réalisatrice de renom, Claire Denis. Aviez-vous conscience de cela
quand vous l’avez engagée ?
C. G.
Tout le monde m’a déconseillé d’aller tourner en Israël et en Palestine avec
une femme. Mais même Giacomo, le chef machiniste israélien qui se baladait avec
un pistolet quarante-cinq millimètres à la ceinture et s’est montré méfiant au
début, se mettait au garde-à-vous devant Claire qui a tout organisé d’une
manière parfaite. Y compris le tournage en immersion dans le souk avec la
caméra et l’opérateur dissimulés dans un carton pour ne pas attirer
l’attention, ce qui était évidemment illusoire.
Quand vous vous trouvez confronté à vos films, comme pour composer
cette intégrale, percevez-vous votre évolution où plutôt des moments de votre
vie ?
C. G.
Tous mes films correspondent à un moment de ma vie. C’est comme écrire sur des
murs. Si j’ai réalisé L’aveu, par exemple,
c’est parce que ma génération a tellement été attirée par le communisme au
lendemain de la guerre qu’elle a cru sincèrement que ce système pouvait changer
le monde. Mais elle a réalisé rapidement qu’il s’agissait là d’une autre forme
de dictature qui s’appuyait sur les bons sentiments des gens. Il y a eu
beaucoup de films sur le communisme, mais il s’agissait d’histoires inventées,
tandis que pendant le montage de Z,
par hasard, grâce à Claude Lanzmann, j’ai découvert L’aveu, le livre d’Artur London et je me suis dit :
« Maintenant on peut s’exprimer, on peut dire ce qu’on veut sur ce système
qui nous a séduits et qui a même failli nous happer complètement. » Autour
de moi, il y avait des gens qui le défendaient, alors qu’ils savaient
parfaitement que ce n’était pas acceptable. Ce n’est pas non plus un hasard si
j’ai travaillé sur ce film avec Jorge Semprun, qui connaissait le livre, et
Yves Montand, qui tournait alors à Hollywood. Pourtant, malgré la difficulté de
l’histoire, le film n’a pas été particulièrement compliqué à financer.
Bande annonce américaine (doublée)
de L’aveu / The Confession (1971) de Costa Gavras
Quel était l’état d’esprit de Montand au moment de tourner L’aveu ?
C. G.
Il avait besoin d’exprimer ce qu’il avait sur le cœur depuis des années. Il
s’était donné complètement, quand même. Son frère était l’un des dirigeants du
Parti communiste et à la suite du film, ils se sont fâchés et ne se sont plus
parlés pendant des années avant de finir tout de même par se réconcilier. C’est
parce que Montand adhérait au propos du livre de London qu’il s’est laissé
aller à autant maigrir. À l’époque, certains acteurs ont refusé de participer
au film et m’ont reproché de participer à une mauvaise action, en soutenant que
j’apportais de l’eau au moulin de l’adversaire. Pourtant, les grandes lignes du
procès, je les ai trouvées dans des reportages publiés par Le Figaro et Paris Match
de l’époque, mais personne n’y croyait. Il a fallu que London le raconte
lui-même pour que ça devienne une réalité.
Qu’est-ce qui vous a décidé à porter à l’écran le roman de Romain Gary Clair de femme ?
C. G.
Hormis Catherine Allégret et Simone Signoret dans Compartiments tueurs, puis Irène Papas dans Z, j’avais dirigé jusqu’alors peu d’actrices. Le point de départ de
Clair de femme, c’est une phrase
prononcée par Romain Gary au cours d’une interview télévisée, dans laquelle il
disait à propos de ce livre que « c’était profaner le malheur avec
l’amour ». J’avais alors dépassé la quarantaine et j’ai été sensible à ce
roman et à cette histoire d’amour tout à fait différente entre des gens qui se
rencontraient par hasard. Et puis, j’avais envie de travailler avec Romy [Schneider] et Montand en jouant de leur
complicité, mais en allant à l’opposé de ce qu’ils avaient fait ensemble
jusqu’alors. Pour Montand, j’ai cherché toutes ses fragilités. C’était un film
d’une difficulté énorme, d’autant plus que j’ai tenu à garder les dialogues de
Romain Gary. Or, il n’y a véritablement que deux personnages et ils ne parlent
pas comme tout le monde. Ils délirent.
N’est-ce pas aussi le deuil de Jean Seberg que porte Romain Gary dans
ce roman ?
C. G.
Si, incontestablement. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de connaître Jean Seberg
quand j’ai été assistant de Jean Becker sur Échappement
libre. Nous avons beaucoup voyagé ensemble, en Allemagne, en Italie, en
Espagne, en Grèce. Et quand je suis allé trouver Romain Gary chez Lipp, à la
table à gauche en entrant où il avait l’habitude de s’installer, il m’a dit
qu’il ne voulait pas savoir ce qu’on faisait de ses livres depuis qu’il avait
vécu une très mauvaise expérience avec les Américains. Par la suite, il a vu le
film et m’a remercié d’avoir respecté ses dialogues.
Bande annonce de Section spéciale (1975) de Costa Gavras
Comment avez-vous eu l’idée d’organiser la rencontre avec Christiane
Taubira qui figure en bonus de Section
spéciale ?
C. G.
À l’époque où j’ai décidé de faire Section
spéciale, beaucoup de voix se sont élevées pour dire qu’il était inutile de
revenir sur cette affaire au cours de laquelle les juges s’étaient si mal
comportés en acceptant de condamner des boucs émissaires sur ordre du Régime de
Vichy, au moyen d’une loi rétroactive contraire au droit. Juste avant la sortie
du film, en 1975, Robert Badinter a organisé une projection à l’auditorium du
Louvre où il a convié deux cent cinquante à trois cents juges, suivie d’un
débat formidable. Christiane Taubira apporte quant à elle un regard différent sur
ce film. J’admire beaucoup cette dame que je ne connaissais pas, mais qui est
très fine.
Ce premier coffret va de Compartiment
tueurs à Hanna K.
Comment avez-vous délimité son champ ?
C. G.
J’ai essayé d’éviter de dessiner des périodes et de ne pas marquer
thématiquement ces films qui se sont faits les uns après les autres et abordent
des genres différents, même si la politique revient à plusieurs reprises.
Dans votre filmographie, signe des temps, la violence politique a cédé
le pas à la violence sociale…
C. G.
Nous avons vécu une époque où il fallait prendre position pour ou contre. Tout
se déterminait ainsi. Aujourd’hui c’est terminé. Mais je n’ai pas voulu baliser
cette évolution historique. C’est au spectateur de s’en charger. Dans le roman
policier de Donald Westlake dont je me suis inspiré pour Le couperet, le personnage finit par devenir une sorte de tueur en
série qui agit par plaisir, ce qui est dans la mentalité américaine. Moi, ce
qui m’intéressait dans ce livre, c’est la souffrance de la classe moyenne qui
conduit ce type à tuer pour trouver du boulot. C’est une métaphore, mais une
grande société de distribution m’a affirmé que si un tel fait divers se
produisait un jour, nous serions accusés de l’avoir provoqué.
Quel est celui de vos films qui vous a valu les réactions les plus
sévères ?
C. G.
Missing, aux États-Unis. C’est
pourtant mon seul film de commande. Le Département d’état américain a édité un
rapport de cinq pages décrétant que tout ce que racontait le film était faux,
en affirmant avoir procédé à la même enquête et avoir abouti à des conclusions
totalement opposées. Ici aussi, j’ai été accusé d’être anti-américain, mais
c’est Universal qui m’a proposé de réaliser ce film, pas des gauchistes
américains, et il a très bien marché aux États-Unis. Lou Wasserman, qui était
alors le grand patron d’Hollywood, était démocrate et n’a produit ce film que
pour dénigrer Richard Nixon sous le mandat duquel s’étaient déroulés ces
événements. Mais Missing est venu à
moi grâce à État de siège, lequel
avait déjà été financé à un tiers par Universal qui avait distribué auparavant Section spéciale sur le territoire
américain et m’avait encouragé à le présenter sur les campus universitaires.
Bande annonce de Missing (1982) de Costa Gavras
N’avez-vous jamais été tenté d’aller vous installer aux États-Unis,
comme a pu le faire Louis Malle, par exemple ?
C. G.
Surtout pas ! D’ailleurs, tous les films que j’ai réalisés aux États-Unis
l’ont été avec mes équipes françaises et la post-production a toujours été
effectuée à Paris. C’était pour moi une condition sine qua non. Missing a été tourné au Mexique, mais
les rushes étaient envoyés systématiquement au laboratoire français LTC, pas à
Los Angeles. De même que j’ai toujours bénéficié du Final Cut. Mes plus grandes difficultés concernaient généralement
le casting. Pour Missing, la
production aurait aimé m’imposer Gene Hackman, qui était habitué à ce genre de
rôles, et quand j’ai rencontré Jack Lemmon, il s’est montré étonné que ce ne
soit pas pour lui proposer une comédie, mais il m’a donné son accord au bout de
trois jours, là où je pensais devoir patienter des mois pour obtenir une
réponse. Si l’acteur accepte, c’est un vrai bonheur, parce que ça devient un
vrai travail d’équipe. J’ai d’ailleurs vécu une expérience assez similaire avec
Gad Elmaleh sur Le capital, car il
s’agissait là aussi d’un contre-emploi radical.
Avez-vous été victime de la censure ?
C. G.
Il y avait une réplique dans Z qui
expliquait que deux des hommes de main appartenaient au service de protection
des personnalités et avaient assuré la protection de de Gaulle lorsqu’il était
venu en voyage officiel en Grèce. Quand le film est passé en commission de
censure, je me suis laissé dire que je risquais d’avoir des problèmes si je
maintenais cette réplique. Alors je l’ai enlevée car j’admirais beaucoup de
Gaulle et que ce n’était pas la peine de donner l’impression qu’il était
protégé par des salauds. Lors de sa sortie, Z
n’a pas été distribué dans certains pays, puis, au fil des ans, Jacques Perrin
m’annonçait que suite à un changement de pouvoir, il était vendu dans de
nouveaux territoires. Quand L’aveu
est sorti en Espagne, comme le film n’y était exploité qu’en version doublée,
toutes les allusions hostiles à la guerre civile ou favorables au communisme
ont été enlevées. Par la suite, Vaclav Havel nous a demandé de venir montrer le
film en Tchécoslovaquie à la veille de son élection à la présidence de son
pays. En Russie, à l’époque de Gorbatchev, nous avons été invités à aller le
présenter à Moscou, dans l’immense salle du Kremlin où se tenaient les congrès
du parti communiste soviétique.
Y a-t-il des projets que vous n’avez pas réussi à mener à bien ?
C. G.
Hormis La condition humaine, le plus
célèbre est Le cormoran que j’ai
écrit avec Franco Solinas en 1995, au début de la mondialisation, et qui se
déroule au sein d’une multinationale. Robert Redford s’y était intéressé après
en avoir lu les cinquante premières pages, puis s’est retiré du projet en
découvrant le dénouement, car il trouvait que, sur le plan du spectacle, son
personnage aurait dû perpétrer un acte héroïque. Il était question qu’il ait
pour partenaire William Holden, mais Alain Delon aussi était tenté par le
personnage que devait jouer Redford. Malheureusement, les investisseurs n’ont
pas suivi. Je pense que le contenu leur a déplu. Plus tard, pour Le capital, c’est des journaux
économiques que sont venues les critiques les plus négatives. Mais j’ai
toujours pour grand principe de ne pas critiquer les critiques. De même que je
trouve qu’il vaut mieux qu’un film existe, même s’il ne marche pas, plutôt que
de ne pas se faire du tout. Chacun de mes films est né dans des circonstances
très particulières, parce qu’à un moment une émotion s’est produite en moi et
que j’avais besoin de raconter cette histoire en particulier. Tous les films
possèdent une vie intérieure. Je publierai d’ailleurs après les élections
présidentielles un livre dans lequel j’explique tout cela, mais il ne s’agit
pas à proprement parler de mémoires. J’y parle essentiellement de cinéma et de
mes relations avec la France.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en décembre 2016
Bande annonce d’Hanna K. (1983) de Costa Gavras
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