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Tony Grisoni : L’écriture et la vie

Tony Grisoni © DR

Scénariste attitré de Terry Gilliam depuis Las Vegas parano (1998), mais aussi de la Red Riding Trilogy (2009), Tony Grisoni, né en 1952, a aussi collaboré avec le réalisateur Michael Winterbottom sur In This World, Ours d’or au Festival de Berlin. Rencontré au Festival du film britannique de Dinard à l’automne 2003, cet homme de lettres passionné par l’écriture et la narration revient ici sur la genèse de ce Road Movie qui suit l’exode de deux réfugiés afghans vers l’Occident. Un sujet qui n’a rien perdu de son actualité tragique dix ans plus tard, même si ce sont des Syriens, des Libyens et des Africains qui sonnent à leur tour aux portes d’une Europe dans l’incapacité de répondre humainement à leur afflux.



Quelle est selon vous la spécificité de l’écriture cinématographique ?
Tony Grisoni. La fonction traditionnelle dévolue aux scénaristes ne me convient pas. Elle revêt un aspect que je trouve trop littéraire. Or écrire pour l’écran est une activité qui n’a rien à voir avec la rédaction d’un roman ou d’un poème. C’est une activité sociale, au même titre que le cinéma, et on ne peut la pratiquer bien que si l’on est familier des autres domaines de la création cinématographique. La plupart des films progressent à travers leur montage et par la juxtaposition d’images et de scènes qui leur donnent tout leur sens. Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’une écriture traditionnelle. Personnellement, je me sens beaucoup plus concerné par le processus cinématographique dans son ensemble que par l’écriture. Lorsque je travaille sur un script, si je suis dans l’impossibilité de visualiser les images du film dans ma tête, telles qu’elles seront montées et mises en musique, je serai incapable d’écrire de façon satisfaisante. Il faut que mon travail s’intègre dans le processus global. L’implication du réalisateur et des autres membres de son équipe est essentielle car elle conditionnera la cohérence même de l’écriture. On risque moins de commettre des erreurs lorsqu’on est à même de visionner une scène, ne serait-ce que sur le plan topographique.

De quelle manière avez-vous procédé pour écrire le scénario d’In This World ?
En premier lieu, j’ai insisté pour rencontrer Michael Winterbottom que je ne connaissais pas. J’avais envie de travailler avec lui car il fait partie des rares réalisateurs britanniques intéressants.

C’est pourtant quelqu’un qui passe d’un registre à l’autre et semble avancer sans jamais se retourner…
Il est très prolifique, mais il ne semble pas du tout préoccupé par cette notion qui taraude la plupart de ses confrères et qui consiste à bâtir une œuvre. Or ça lui donne précisément une liberté formidable ainsi qu’à tous ceux qui travaillent à ses côtés. Et puis, de cette façon, il n’a pas l’impression de vieillir et de rester en rade. S’il continue à travailler de la sorte, il conservera toujours une fraîcheur et cette capacité de réagir immédiatement au monde qui l’entoure.

Que vous êtes-vous dits lors de votre première rencontre ?
Il m’a dit qu’ïl voulait consacrer un film aux réfugiés et qu’il était particulièrement intéressé par leur voyage. C’était en août 2001. Le film en était encore à l’état de projet et tournait autour de la notion de voyage. Nous avions encore tout à découvrir. La première chose à déterminer était le point de départ du scénario. Alors j’ai commencé par réunir de la documentation et notamment à compulser des rapports sur des immigrés qui avaient effectué des périples similaires, interminables et dangereux, de partout dans le monde à destination de l’Europe. Un Afghan m’a mis en rapport avec des gens habitant à Londres qui avaient vécu cette expérience et sollicitaient le droit d’asile. Et puis, au fur et à mesure, nous sommes également entrés en contact avec d’autres personnes qui venaient d’arriver et qui travaillaient dans des conditions parfaitement légales. Enfin je me suis rendu au centre transit de Sangatte, qui a disparu depuis.

De quelle manière ont réagi vos interlocuteurs quand vous leur avez fait part de ce projet ?
Les gens ont réuni de façons très différentes. Certains se sont sentis obligés de me répondre parce qu’ils m’ont vu empreints d’une autorité et se sont dit que le fait de m’aider pourrait les aider à régulariser leur situation. D’autres se sont montrés plus réticents, dans la mesure où il se demandaient si je n’étais pas dépêché par une officine gouvernementale ou policière. Et puis, il y avait ceux qui éprouvaient le besoin de parler à quelqu’un de leur situation et de tout ce qui leur était arrivé. Enfin, j’ai rencontré une autre réaction qui était liée plus particulièrement à leur voyage, car beaucoup de ces gens étaient dans l’incapacité de me le raconter, tant ils avaient été tétanisés par la terreur. Pour comprendre ce qu’ils ont vécu, il faut faire abstraction du bien et du mal et se demander ce qui pourrait nous pousser à abandonner notre famille, nos amis et l’endroit dans lequel on vit, et à payer une somme d’argent considérable à des inconnus en leur faisant confiance au point de les laisser vous placer entre les mains d’autres inconnus pour voyager à travers des contrées où vous n’avez jamais mis les pieds, que vous connaissez à peine et dont la langue vous est étrangère. Cette situation me rappelle une nouvelle d’un écrivain Sicilien du nom de Varga dans laquelle des Siciliens paient une forte somme d’argent pour émigrer aux États-Unis. En fait, ils se contentent de faire un tour en bateau et d’accoster de l’autre côté de l’île, dans une région où ils ne sont jamais allés. Cela arrive aujourd’hui vraiment à des gens qui se laissent abuser par des passeurs sans vergogne. Ce qui explique qu’ils aient tout oublié de leur périple et qu’ils préfèrent se concentrer aujourd’hui sur leur survie au quotidien. Dans quelques générations, ils se retrouveront dans la même situation que la communauté italienne de New York et raconteront des versions très romantiques de leur immigration.

Il y a dans In This World une thématique qui évoque America, America d’Elia Kazan…
C’est vrai. Nous nous sommes également inspirés de l’histoire des pionniers du dix-neuvième siècle. Il fallait de l’intelligence et des ressources aux gens qui se lançaient dans cette aventure, car ces voyages étaient d’authentiques épopées.

À quel stade avez-vous déterminé ce qui arriverait à vos deux protagonistes au cours de leur périple ?
Une fois que nous avons décidé que ces hommes seraient plutôt jeunes, il s’agissait à l’origine de deux frères, puis ils sont devenus cousins, mais la dynamique reste identique. On a d’abord établi leurs caractères. L’un effectuerait sa prière dix fois par jour, l’autre pas. Puis il nous a fallu déterminer s’ils survivraient à cette épreuve. Une fois ces indications déterminées et le casting effectué, nous avons laissé les interprètes s’emparer de leurs personnages, en réagissant à leur façon aux différentes situations. Ils se sont habitués à notre présence et nous avons tourné en plans séquences afin de les laisser s’exprimer en tant qu’êtres humains. Ainsi le film s’est véritablement écrit au fil du tournage. Au point qu’au début, le spectateur peut se demander quels sont les personnages auxquels on va s’attacher. C’est un processus fascinant.

Sur quels critères ont été choisis les deux interprètes principaux ?
On aurait pu recruter des gens qui avaient effectivement accompli ce périple et s’étaient installés à Londres. Mais nous avons trouvé plus intéressant d’engager des personnes qui n’avaient pas vécu cette expérience, car ainsi ils réagiraient plus spontanément aux différentes situations qu’ils traversent. Nous avons même décidé de faire appel à des hommes qui n’avaient pas de velléités particulières d’entreprendre cette démarche. Nous les avons engagés, ils ont rempli leur contrat en accomplissant le travail pour lequel nous les avons rémunérés, puis ils sont retournés là d’où ils venaient.

Comment avez-vous obtenu l’autorisation de procéder de la sorte ?
Nous avions pleinement conscience qu’il serait plus facile de procéder en toute illégalité. Pourtant nous nous sommes efforcés de respecter les règles autant que possible. Chaque pays exigeait des autorisations, des permis de travail, mais le problème a débuté bien avant, dans la mesure où les interprètes que nous avions choisis, deux Afghans réfugiés au Pakistan, ne possédaient ni carte d’identité, ni passeport. Il nous a donc fallu leur procurer des papiers en règle au terme d’une procédure inextricable puisque personne n’acceptait de reconnaître leur existence. Pour obtenir l’autorisation de les emmener d’un pays à l’autre, il nous a fallu une garantie des autorités britanniques les concernant. Et là nous avons vécu un véritable cauchemar, car dans ces pays, la bureaucratie peut s’avérer aussi redoutable que l’était la rage en Grande-Bretagne il y a deux siècles. Il ne s’est pas passé un jour sans que le producteur ou quelqu’un d’autre de l’équipe effectue des démarches administratives auprès d’une ambassade ou d’un consulat. Le seul pays qui nous ait opposé un refus était la Turquie qui l’a fait à trois reprises sans la moindre raison. En fait, c’est sans doute parce que nous avions sollicité l’autorisation de tourner au Sud-Est du pays, en plein Kurdistan. Nous nous sommes donc rendus dans ce pays chacun séparément.

Bande annonce d’In This World (2003)

Pour un scénariste, il est plutôt inhabituel de rester en permanence sur le plateau pendant l’intégralité d’un tournage…
Je n’aime pas ce qui est habituel [rires]. Avant le tournage, Michael [Winterbottom] et moi avions effectué ensemble un premier voyage de repérages. Nous sommes partis du Pakistan et nous avons passés un mois pour rentrer chez nous en traversant les pays où passent les personnages. À cette occasion, nous avons rencontré beaucoup de gens et recueilli de nombreux témoignages et anecdotes. Ensuite, nous avions prévu qu’en janvier et février 2002, je partirais en éclaireur du reste de l’équipe en compagnie de la productrice Fiona Nilson. L’équipe en question ne comprenait d’ailleurs que huit personnes. À l’époque, nous n’avions que des indications assez sommaires qui prévoyaient qu’il fallait se rendre de tel endroit à tel autre. L’idée était de rester le plus ouvert possible aux événements qui pouvaient se produire. Sur le terrain, la réalité s’avérait souvent quelque peu différente de ce que nous avions prévu. C’est ainsi que nous avions envisagé d’évoquer les trafics qui se déroulent à la frontière orientale qui sépare l’Iran de la Turquie, la rivalité entre bandes et la corruption de la police. Mais quand nous sommes arrivés à cet endroit, nous sommes tombés sur un petit village du Kurdistan iranien où les gens nous ont accueilli avec une telle gentillesse que nous avons renoncé à les associer à quoi que ce soit de négatif. Mais, en règle générale, quand on est scénariste, c’est des problèmes et des conflits qu’on a tendance à se nourrir.

Qu’est-ce qui avait changé entre vos deux voyages dans cette région ?
Rien car nous y sommes allés avec Michael en octobre-novembre 2001 et qu’il s’est donc écoulé très peu de temps entre cette période et le tournage proprement dit. Mais en fait, quand nous y sommes allés la première fois, c’était quelques semaines à peine après les événements du 11 septembre, au moment où les Américains et les Anglais bombardaient les montagnes de Tora Bora, en Afghanistan. Et quand nous y sommes revenus avec notre équipe, cette guerre était terminée, mais le journaliste Daniel Pearl venait d’être kidnappé et les autorités ne voulaient plus nous laisser aller filmer dans cette région. Quand Michael et moi nous sommes rendus dans l’école coranique de Madrasa où avait étudié le Mollah Omar, l’Imam qui nous a reçus étaient très remonté contre les Occidentaux. Pourtant il s’est montré très courtois et a accepté de répondre à toutes nos questions. À l’époque, partout où nous allions, quand on demandait qui se cachait derrière les attentats du 11 septembre, nos interlocuteurs mentionnaient un complot fomenté par les Américains et les Israéliens. Nous n’étions pas obligés d’adhérer à cette thèse, mais il était de notre devoir de la prendre en considération pour essayer de comprendre comment cette idée avait pu germer chez ces populations.

Est-ce votre habitude d’assister au tournage des films que vous écrivez ?
Ce que j’aime bien dans le cinéma, c’est que rien n’y est jamais habituel. La première fois que je suis allé sur un plateau, celui de La dame de cœur de Jon Amiel, je n’ai pas supporté d’avoir à côtoyer les personnages que j’avais imaginés [rires]. Sur In This World, le climat était différent parce que nous progressions au jour le jour. Et puis, le mot “écrire” revêt un sens très vaste au cinéma : est-ce le scénario ? La mise en scène ? L’interprétation ? Le montage ? Par exemple, dans In This World, je n’ai pas écrit une seule ligne de dialogue. Ce sont les interprètes qui les ont improvisés en fonction des situations. En règle générale, pour un scénariste, aller sur un plateau est le plus sûr moyen de veiller au grain [rires].

Comment s’est déroulée votre collaboration au quotidien ?
Nous avons beaucoup parlé, nous avons échangé de nombreux emails et puis, une fois sur place, nous avons continué. Mais j’avais toujours d’avance sur le tournage et je continuais à écrire… sans ordinateur portable. Cette situation nous a permis d’affiner nos repérages, en dénichant un nouveau lieu ou en rencontrant d’autres personnages. C’est ainsi que dans la région de Téhéran, nous avons fait connaissance avec des ouvriers afghans qui travaillaient sur une route.

De quelle façon vous êtes-vous impliqué au montage ?
Michael avait filmé des heures et des heures de rushes car il tournait en numérique. La caméra tournait sans interruption du lever du jour au coucher du soleil et nous avons tout enregistré. Ce film était aussi un témoignage de notre périple. Et quand il a commencé à travailler avec son monteur, il leur a fallu déterminer des axes narratifs en s’appuyant sur l’itinéraire géographique que nous avions emprunté. Le film s’est structuré à partir d’une série de négociations et de tractations. Nous avons réalisé plusieurs montages successifs pour aboutir au résultat final. Ce n’est qu’alors que nous avons écrit le texte de la voix off qui accompagne cette histoire.

Qu’avez-vous fait après ce film ?
J’ai réécrit quelques scènes des Frères Grimm que Terry Gilliam a tourné à Prague. Je l’aime beaucoup et je suis prêt à me battre à ses côtés contre les moulins à vent, depuis notre première collaboration sur Las Vegas parano. J’ai également achevé le scénario de Brothers of the Head, le premier film de fiction réalisé par les deux auteurs de Lost in La Mancha, Keith Fulton et Louis Pepe. C’est l’adaptation d’un livre de science-fiction écrit par Brian W. Aldiss [qui a inspiré Stanley Kubrick et Steven Spielberg pour “ A.I. intelligence artificielle ”] qui m’intéresse depuis vingt ans et qui s’attache à deux siamois et à leur troisième frère. J’ai également travaillé avec un réalisateur nommé Michael Bristow à un film de science-fiction à petit budget qui se déroule à Londres [projet qui ne verra pas le jour]. Enfin je viens de commencer l’adaptation d’un roman de Peter Ackroyd qui situé à Londres au dix-neuvième siècle et que Terry Gilliam devrait tourner sous forme de comédie musicale, si possible en 2004 [projet également abandonné au profit de “Tideland”].
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand

en octobre 2003


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