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Fernando Meirelles : le Brésil dans la peau

Fernando Meirelles ©DR

C’est après avoir effectué ses premières armes dans le domaine de la vidéo expérimentale et s’être imposé comme une superstar du cinéma publicitaire, du clip et de la télévision que le réalisateur brésilien Fernando Meirelles, né en 1955, a décidé de passer à la vitesse supérieure. Après quelques essais limités à une audience locale, il a jeté son dévolu sur un best-seller de Paulo Lins intitulé La Cité de Dieu, qu’il a découvert en 1997. Une prose luxuriante qui décrit la vie quotidienne d’une immense Favela en mettant en scène quelque trois cent cinquante personnages. Un véritable défi scénaristique qu’il a relevé avec le concours de ses habitants, en misant à la fois sur une équipe technique expérimentée et des interprètes non professionnels. À l’arrivée, le film a obtenu quatre nominations aux Oscars et propulsé son metteur en scène dans le cercle très fermé des talents les plus sollicités. Tout en résistant aux pressions d’Hollywood, il a conforté sa réputation avec l’adaptation du roman de John Le Carré The Constant Gardener (2005), puis a subi deux échecs avec Blindness (2008) et 360 (2011), tout en poursuivant sa carrière au Brésil. Il évoque ici la gestation du film qui l’a révélé.



De quelle manière avez-vous abordé le thème que vous traitez dans La Cité de Dieu ?
Le film montre le début de la mainmise des caïds de la drogue sur les favelas qui s’est opérée au début des années 70. Un processus similaire s’est déroulé simultanément dans presque toutes les favelas de Rio de Janeiro. Afin de restituer cet univers aussi réalistement que possible, Katia Lund et moi avons interviewé deux mille jeunes garçons vivant dans des communautés de Rio de Janeiro et nous en avons sélectionné deux cents qui ont participé à un atelier de travail d’une durée de six mois. Le fait d’employer des interprètes issus de la réalité même qu’ils étaient censés restituer devait rendre les choses beaucoup plus naturelles à l’écran sans effort particulier. Au terme de cette période de formation de six mois, nous avons travaillé quatre mois de plus avec les interprètes sélectionnés en leur faisant répéter chaque scène, en travaillant toujours à partir d’une base d’improvisation. Aucun acteur n’a lu le scénario et, aujourd’hui encore, la plupart d’entre eux ignorent de quoi parle cette histoire. Ils n’en connaissent que les séquences pour lesquelles ils se sont préparés. Parmi ces deux cents garçons, nous en avons trouvé six ou sept qui possédaient un réel talent. Je pense que la comédie n’est pas à proprement parler quelque chose qui s’enseigne. on se contente de dénicher ceux qui sont nés avec un certain charisme ou un don véritable. C’est ce que nous avons fait : nous avons découvert des acteurs nés.

Quelle est la plus grande difficulté que vous ayez rencontrée au cours de la production de La Cité de Dieu?
Dans La Cité de Dieu, je souhaitais que le spectateur puisse s’identifier aux personnages, sans le moindre filtre. Je voulais non pas qu’ils soient témoins d’une interprétation extraordinaire de Zé Pequeno, mais qu’ils en viennent à connaître Zé Pequeno lui-même. C’est pour cela que nous avons envisagé de ne faire appel qu’à des interprètes non professionnels. Je savais que mon problème le plus ardu consisterait à réunir cette distribution qui devait comprendre une centaine d’enfants et d’adolescents de douze à dix-neuf ans, pour la plupart noirs et mulâtres, sensibles, charismatiques, intelligents, généreux et disponibles. Leur seule mise en condition a nécessité près d’un an et ce n’est qu’une fois pleinement satisfaits de leur travail que nous serrions en mesure d’entrer en pré-production. C’est exactement ce que nous avons fait. De nos jours, chaque Favela possède un “propriétaire” qui lui dicte et lui impose sa loi. Mais je tenais à tourner en décor naturel, tout en sachant bien que ce serait un problème de tourner à l’intérieur des Favelas. La première fois que j’ai visité la Cité de Dieu, j’ai garé ma voiture dans une rue animée et suis parti à pied, accompagné par l’un des garçons qui travaillaient pour le compte des trafiquants de drogue, afin d’éviter les ennuis. Avant même d’avoir parcouru trente mètres à l’intérieur de la Cité, un gamin a surgi devant moi en me menaçant d’un énorme pistolet. Il m’aurait sûrement tiré dessus si mon garde du corps n’était pas intervenu. En l’espace de cinq secondes, le môme au pistolet a disparu. Le cœur battant à toute allure, j’ai réalisé que Paulo Lins n’avait en aucun cas exagéré cette histoire. Ce sont les trafiquants de drogue qui ont décidé de nous autoriser ou non à filmer, en aucun cas les autorités légales. Pour tourner à l’intérieur d’une favela, il faut avoir un régisseur qui sache comment entrer en contact avec son “propriétaire” et qui soit familier du protocole de rigueur et des modes de comportement à respecter. Quelqu’un qui sache comment éviter les impairs. Nous possédions l’homme idéal pour assumer ce rôle et c’est lui qui a déclenché les opérations. On a appris par la suite que notre scénario avait été acheminé jusqu’aux quartiers de haute sécurité de Bangu, la prison la mieux protégée du pays et qu’il y a obtenu une autorisation conditionnée au fait que nous ne cherchions pas à reproduire le style des films américains et que nous nous contentions de montrer la réalité telle qu’elle est. Une fois tout organisé, nous n’avons plus rencontré le moindre problème. On nous a accueillis à bras ouverts et chacun a mis du sien pour nous faciliter les choses, qu’il s’agisse d’enlever les véhicules modernes des rues, de nous louer des garages ou de nous laisser pénétrer dans les habitations afin que nous puissions filmer à travers les fenêtres, etc. Personne ne s’est plaint du bruit et nous n’avons jamais été à court de figurants. Nous n’avons même pas eu à signer quoi que ce soit. Une fois qu’un accord avait été conclu, c’était devenu inutile. C’est une chose que les producteurs internationaux doivent savoir lorsqu’ils négocient avec des trafiquants de drogue.

Quels objectifs vous êtes-vous assigné en qualité de cinéaste brésilien et envisageriez-vous de vous exiler aux Etats-Unis pour diriger des films à gros budget ?
La Cité de Dieu a été réalisé à l’attention du public brésilien. L’idée consistait à montrer à la classe moyenne une facette du Brésil qu’elle ignore. C’est également valable sur le plan international. Une bonne partie de la population des pays industrialisés ignore presque tout de la planète sur laquelle elle habite. Dans l’opulence qui est la sienne, elle vit dans l’ignorance la plus totale de ce qui se passe dans le reste du monde. Ni Katia Lund, la co-réalisatrice de La Cité de Dieu, ni moi ne pensons à réaliser des films destinés au marché américain. Je veux faire des films qui traitent de problèmes et d’enjeux par lesquels je me sente concerné, indépendamment de l’endroit où ils sont tournés ou de l’ampleur de leur budget. Je connais très mal le marché international du cinéma et, à dire vrai, j’essaie aujourd’hui encore de mieux appréhender celui pour lequel je travaille.

Bande annonce de La Cité de Dieu

Comment vous situez-vous par rapport à la tradition cinématographique sud-américaine et pensez-vous que le cinéma brésilien connaisse actuellement ce nouvel âge d’or qu’on lui a prédit à l’époque du film de Walter Salles Central do Brasil ?
Le cinéma latino-américain a connu une mutation en profondeur au cours de ces quatre dernières années avec l’émergence de nouveaux talents. Central do Brasil a entraîné une vague qui ne cesse de grossir, tout particulièrement en Argentine, au Mexique et au Brésil. Nous lui avons même donné le surnom de “Buena Onda” [littéralement “Bonne Vague”]. Quelques agents et distributeurs internationaux dont Wild Bunch ont déjà pris en compte ce phénomène. Miramax a récemment licencié soixante-quinze employés, mais, simultanément, a monté un département spécial destiné à débusquer les nouveaux projets en provenance d’Amérique Latine. Il existe d’ailleurs de nombreux autres exemples de productions récentes qui illustrent ce phénomène, non seulement au Brésil, mais dans l’ensemble de l’Amérique Latine, qu’il s’agisse de Vies brûlées de Marcelo Piñeyro, Les neuf reines de Fabián Bielinsky et La Cienaga de Lucrecia Martel, pour l’Argentine, Parfum de violettes de Marisa Sistach, pour le Mexique, O invasor, l’intrus de Beto Brant et  Bicho de Sete Cabeças de Laís Bodanzky, pour le Brésil. Inutile de préciser que je m’identifie totalement avec cette nouvelle génération de réalisateurs.

Quel regard portez-vous sur votre métier de producteur ?
Tout ce que je peux en dire, c’est que j’ai financé moi-même La Cité de Dieu et que je n’ai pas particulièrement aimé ça.

Quels sont vos projets ?
Je travaille actuellement sur un nouveau script avec Braulio Mantovani, le scénariste de La Cité de Dieu. C’est une histoire sur le thème de la mondialisation. Sur les relations qu’entretiennent les pays industrialisés et le “reste” du monde, mais il y est aussi question du bonheur sur la terre. C’est un film de l’ampleur de La Cité de Dieu, sur le plan budgétaire. Mais cette fois, je vais chercher des partenaires financiers, plutôt que de trouver moi-même les moyens de développer mes idées.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand

en mai 2002

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