Carl Theodor Dreyer (à droite) © DR
Carl Theodor Dreyer a réalisé moins d'une quinzaine de longs métrages du Président (1919) à Gertrud (1964), mais il a marqué de son empreinte indélébile l’esthétique cinématographique en creusant un sillon que bien peu de ses héritiers se sont hasardés à poursuivre. Chantre de l’austérité, le
pionnier du cinéma danois n’a eu de cesse de questionner la foi dans une œuvre dont
le chaînon manquant est une vie de Jésus à laquelle il a consacré près de
quatre décennies et qui irradie l’ensemble de sa création, de La passion de Jeanne d’Arc (1928) à Ordet (1954), en passant par Jour de colère (1943).
« Le cinéma de Dreyer
commence où s’arrête celui de la plupart de ses confrères », a écrit la
critique américaine Pauline Kael. Peut-être parce que le petit Carl Theodor,
fruit de l’union illégitime d’un fermier suédois et de sa femme de ménage, a
erré de pensionnat en pensionnat avant d’être adopté par une famille de stricte
obédience luthérienne dont l’influence puritaine et rigoriste lui a sans doute
inspiré son austérité formelle. La maturité, cet ascète l’atteint dès son
troisième film, Pages arrachées au livre
de Satan, en 1921, dont l’un des protagonistes s’exprime ainsi dans un
intertitre qui exprime l’attitude du cinéaste par rapport à la foi :
« Que m’importe le corps de l’hérétique si son âme est sauvée. » Sept
ans plus tard, c’est dans le même état d’esprit qu’il mènera la pucelle
d’Orléans au bûcher dans La passion de
Jeanne d’Arc, véritable apogée d’un cinéma muet déjà condamné par le
parlant.
À l’orée des années trente,
Dreyer est profondément secoué par la lecture de Mein Kampf d’Adolf Hitler. À ce livre subversif et nuisible dont il
rejette violemment les thèses racistes et xénophobes, il réplique par un projet
auquel il travaillera pendant près de quarante ans : un film consacré à la
vie de Jésus. Son intention est de confier les rôles du Christ et de ses
apôtres à des Juifs, afin, dit-il de « détruire un mythe qui, jusqu’à nos
jours, a fait couler le sang innocent ». Pour lui, « l’antipathie des
chrétiens envers les Juifs est à la fois démentielle et illogique » car
« tous les hommes sont égaux devant Dieu. »[1]
Lucidité implacable qui incite le réalisateur à faire traduire son scénario en
allemand afin de le proposer à des producteurs berlinois… En vain, évidemment.
Le ver est déjà dans le fruit. Plus tard, il reverra sa copie en s’inspirant
des travaux de l’exégète allemand Joseph Klausner et en croisant deux thèses
fondamentales à ses yeux : Jésus n’est pas un être surnaturel, mais un
homme et un Juif.
En 1948, Dreyer part aux
États-Unis où il tente vainement de rallier des producteurs locaux à sa cause.
À l’automne, le quotidien danois Social-Demokraten
croit pouvoir annoncer que le film financé par les Anglais se tournera en
France. Las ! Ce n’est toutefois que dix-neuf ans plus tard, le 24
novembre 1967, que le Fonds d’aide du cinéma danois décide d’allouer trois
millions de couronnes à Dreyer pour qu’il puisse enfin mener à bien ce projet
qu’il présentait en ces termes : « Mon film sur la vie de Jésus est
le projet auquel j’ai consacré le plus de temps et de travail. Si un producteur
veut bien y engager des capitaux, ce film sera l’œuvre de ma vie. »[2]
Mais il est trop tard : le cinéaste meurt le 20 mars suivant à
soixante-dix-neuf ans sans avoir pu réaliser son rêve. Entre-temps, il s’est
consacré à d’autres œuvres “par défaut” en filigrane desquelles affleurent les
contours de cette vie de Jésus à laquelle il n’a cessé de revenir. « Dans
ce but, rapporte son éxégète Maurice Drouzy, il entreprit un travail
gigantesque : retrouver au-delà des textes évangéliques la réalité brute
et concrète. Plus documentariste que théologien, Dreyer ne se préoccupait pas
de savoir si Jésus était le Messie ou le Fils de Dieu, au sens où l’entend la
tradition chrétienne. Comme il l’avait fait pour Jeanne d’Arc, c’est la vérité
humaine qu’il s’efforçait de découvrir. »[3]
Bande annonce d’Ordet (1954)
Aux dires mêmes de Dreyer,
« le but de ce film consiste à faire sortir de la semi-obscurité des
églises l’image que nous nous faisons de Jésus pour lui faire retrouver la
nature, que lui-même affectionnait au cours de ses allées et venues. »[4]
Son scénario commence d’ailleurs par cette introduction qui annonce la teneur
du projet : « Il y eut un homme envoyé par Dieu. Son nom était Jean.
Cet homme n’était pas la lumière, mais il était là pour lui rendre témoignage.
Le Verbe était la vraie lumière ; il était dans le monde, mais le monde ne
l’a pas reconnu. » La parole, c’est précisément le titre français d’Ordet (1954), drame austère qui
s’attache à la crise de conscience d’un pasteur. Comme l’a souligné Eric
Rohmer, « le débat qui s’y livre n’a point pour thème quelque question de
théologie abstraite, mais bien les rapports concrets, physiques, de Dieu et de
la créature : la prière, la parole de l’homme parvient-elle à Dieu et Dieu
lui répond-il ? »[5] Ce que
traque Dreyer, c’est l’illumination intérieure des croyants, comme dans Jour de colère, réalisé en 1943, au
moment où la survie de l’espèce humaine était en danger. Un message relayé de
nos jours par Carlos Reygadas (Lumière
silencieuse) et Bruno Dumont (Hadewijch).
Jean-Philippe Guerand
[1] “Les racines de
l’antisémitisme” de Carl Theodor Dreyer, Politiken,
31 octobre 1959.
[2]
Interview au quotidien
danois Information, 27 juin 1964.
[3]
Préface de Jésus de Nazareth, Médée par Maurice
Drouzy, Éditions du Cerf, Collection 7Art, 1986.
[4]
Interview extraite
d’un documentaire de Lars Graff Nielsen diffusé à la télévision danoise le 27
mars 1970.
[5]
“Une Alceste
chrétienne” par Eric Rohmer, Cahiers du
Cinéma n°55, janvier 1956.
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