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Carl Theodor Dreyer (1889-1968) : Il était une foi…

Carl Theodor Dreyer (à droite) © DR

Carl Theodor Dreyer a réalisé moins d'une quinzaine de longs métrages du Président (1919) à Gertrud (1964), mais il a marqué de son empreinte indélébile l’esthétique cinématographique en creusant un sillon que bien peu de ses héritiers se sont hasardés à poursuivre. Chantre de l’austérité, le pionnier du cinéma danois n’a eu de cesse de questionner la foi dans une œuvre dont le chaînon manquant est une vie de Jésus à laquelle il a consacré près de quatre décennies et qui irradie l’ensemble de sa création, de La passion de Jeanne d’Arc (1928) à Ordet (1954), en passant par Jour de colère (1943).

 Bande annonce de La passion de Jeanne d’Arc (1928)

« Le cinéma de Dreyer commence où s’arrête celui de la plupart de ses confrères », a écrit la critique américaine Pauline Kael. Peut-être parce que le petit Carl Theodor, fruit de l’union illégitime d’un fermier suédois et de sa femme de ménage, a erré de pensionnat en pensionnat avant d’être adopté par une famille de stricte obédience luthérienne dont l’influence puritaine et rigoriste lui a sans doute inspiré son austérité formelle. La maturité, cet ascète l’atteint dès son troisième film, Pages arrachées au livre de Satan, en 1921, dont l’un des protagonistes s’exprime ainsi dans un intertitre qui exprime l’attitude du cinéaste par rapport à la foi : « Que m’importe le corps de l’hérétique si son âme est sauvée. » Sept ans plus tard, c’est dans le même état d’esprit qu’il mènera la pucelle d’Orléans au bûcher dans La passion de Jeanne d’Arc, véritable apogée d’un cinéma muet déjà condamné par le parlant.
À l’orée des années trente, Dreyer est profondément secoué par la lecture de Mein Kampf d’Adolf Hitler. À ce livre subversif et nuisible dont il rejette violemment les thèses racistes et xénophobes, il réplique par un projet auquel il travaillera pendant près de quarante ans : un film consacré à la vie de Jésus. Son intention est de confier les rôles du Christ et de ses apôtres à des Juifs, afin, dit-il de « détruire un mythe qui, jusqu’à nos jours, a fait couler le sang innocent ». Pour lui, « l’antipathie des chrétiens envers les Juifs est à la fois démentielle et illogique » car « tous les hommes sont égaux devant Dieu. »[1] Lucidité implacable qui incite le réalisateur à faire traduire son scénario en allemand afin de le proposer à des producteurs berlinois… En vain, évidemment. Le ver est déjà dans le fruit. Plus tard, il reverra sa copie en s’inspirant des travaux de l’exégète allemand Joseph Klausner et en croisant deux thèses fondamentales à ses yeux : Jésus n’est pas un être surnaturel, mais un homme et un Juif.
En 1948, Dreyer part aux États-Unis où il tente vainement de rallier des producteurs locaux à sa cause. À l’automne, le quotidien danois Social-Demokraten croit pouvoir annoncer que le film financé par les Anglais se tournera en France. Las ! Ce n’est toutefois que dix-neuf ans plus tard, le 24 novembre 1967, que le Fonds d’aide du cinéma danois décide d’allouer trois millions de couronnes à Dreyer pour qu’il puisse enfin mener à bien ce projet qu’il présentait en ces termes : « Mon film sur la vie de Jésus est le projet auquel j’ai consacré le plus de temps et de travail. Si un producteur veut bien y engager des capitaux, ce film sera l’œuvre de ma vie. »[2] Mais il est trop tard : le cinéaste meurt le 20 mars suivant à soixante-dix-neuf ans sans avoir pu réaliser son rêve. Entre-temps, il s’est consacré à d’autres œuvres “par défaut” en filigrane desquelles affleurent les contours de cette vie de Jésus à laquelle il n’a cessé de revenir. « Dans ce but, rapporte son éxégète Maurice Drouzy, il entreprit un travail gigantesque : retrouver au-delà des textes évangéliques la réalité brute et concrète. Plus documentariste que théologien, Dreyer ne se préoccupait pas de savoir si Jésus était le Messie ou le Fils de Dieu, au sens où l’entend la tradition chrétienne. Comme il l’avait fait pour Jeanne d’Arc, c’est la vérité humaine qu’il s’efforçait de découvrir. »[3]

Bande annonce d’Ordet (1954)

Aux dires mêmes de Dreyer, « le but de ce film consiste à faire sortir de la semi-obscurité des églises l’image que nous nous faisons de Jésus pour lui faire retrouver la nature, que lui-même affectionnait au cours de ses allées et venues. »[4] Son scénario commence d’ailleurs par cette introduction qui annonce la teneur du projet : « Il y eut un homme envoyé par Dieu. Son nom était Jean. Cet homme n’était pas la lumière, mais il était là pour lui rendre témoignage. Le Verbe était la vraie lumière ; il était dans le monde, mais le monde ne l’a pas reconnu. » La parole, c’est précisément le titre français d’Ordet (1954), drame austère qui s’attache à la crise de conscience d’un pasteur. Comme l’a souligné Eric Rohmer, « le débat qui s’y livre n’a point pour thème quelque question de théologie abstraite, mais bien les rapports concrets, physiques, de Dieu et de la créature : la prière, la parole de l’homme parvient-elle à Dieu et Dieu lui répond-il ? »[5] Ce que traque Dreyer, c’est l’illumination intérieure des croyants, comme dans Jour de colère, réalisé en 1943, au moment où la survie de l’espèce humaine était en danger. Un message relayé de nos jours par Carlos Reygadas (Lumière silencieuse) et Bruno Dumont (Hadewijch).
Jean-Philippe Guerand




[1] “Les racines de l’antisémitisme” de Carl Theodor Dreyer, Politiken, 31 octobre 1959.

[2] Interview au quotidien danois Information, 27 juin 1964.

[3] Préface de Jésus de Nazareth, Médée par Maurice Drouzy, Éditions du Cerf, Collection 7Art, 1986.

[4] Interview extraite d’un documentaire de Lars Graff Nielsen diffusé à la télévision danoise le 27 mars 1970.

[5] “Une Alceste chrétienne” par Eric Rohmer, Cahiers du Cinéma n°55, janvier 1956.

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