Amat Escalante © Le Pacte
Né à Barcelone en 1979, Amat Escalante s'est imposé dès son premier film, Sangre (2005), comme l'un des plus sûrs espoirs d'un jeune cinéma mexicain qui a su demeurer à bonne distance des sirènes hollywoodiennes pour imposer une esthétique de la violence en accord avec le climat ambiant. Il rejoint en cela Carlos Reygadas dont il est très proche. Au point de réaliser la séquence la plus spectaculaire de son film Post Tenebras Lux (2012) : l’explosion de la tête d’un des protagonistes. Adepte d'un cinéma minimaliste qui s'appuie essentiellement sur le comportement de ses protagonistes, ce franc-tireur a signé également Los bastardos (2008) et Heli (2013), Prix de la mise en scène à Cannes. Il évoque ici ses débuts et son statut d'auteur dans un contexte difficile.
Quelle a été la genèse de Sangre ?
Amat Escalante L’écriture proprement dite a nécessité
deux ans, du moment où j’ai décidé de faire Sangre
au premier jour de tournage. C’était particulièrement difficile pour moi car je
déteste avoir à expliquer mes idées. Une fois que je me suis senti en confiance
avec le scénario, j’ai décidé de le faire lire et les réactions se sont avérées
excellentes. Parmi les gens qui l’ont lu et aimé figurait Carlos Reygadas, qui
est devenu producteur associé et m’a beaucoup aidé au cours du processus. Il se
trouve en outre que c’est mon réalisateur mexicain préféré et que j’ai eu le
plaisir de travailler en sa compagnie sur son dernier film, Batalla en el Cielo.
Dans
quelles conditions avez-vous travaillé ?
Nous avons tourné en
vingt-cinq jours à très proche distance de chez moi, à Guanajuato, au Mexique.
C’est mon frère Martin qui s’est chargé du casting et qui a déniché deux des
acteurs principaux dans la rue : un dans un supermarché et un autre dans
un parc. L’acteur principal, Diego [Cirilo
Recio], n’est autre que mon voisin immédiat. Aucun de mes interprètes n’avait
jamais joué auparavant. Je ne leur ai fait passer aucun essai. Leur façon de se
comporter et de se mouvoir a suffi à me convaincre de les engager. Nous avons
tourné avec un budget d’environ 50 000 € et une dizaine de personnes, ce
qui m’a semblé constituer un nombre amplement suffisant. D’ailleurs, pour mon
prochain film, j’espère bien pouvoir tourner avec une équipe encore plus
réduite.
Pourquoi
avez-vous tourné votre film en Cinémascope ?
J’apprécie sincèrement ce
format pour sa façon de remplir l’espace d’un écran de cinéma. En outre, j’ai
découvert qu’en utilisant de longues focales en intérieur, ce format donnait
une forte sensation de claustrophobie. En même temps, il m’offrait la
possibilité de transmettre une grande impression de liberté et une vision
panoramique dans les extérieurs de la fin du film, au moment où le monde semble
s’ouvrir. J’aime la façon dont ce format coupe la tête et le corps des gens et
je l’ai utilisé dans cet esprit. Par ailleurs, le long divan sur lequel sont
vautrés en permanence les deux personnages principaux correspondait idéalement
à ce format. Plus généralement, je voue une véritable passion aux artifices
techniques de la réalisation : caméras, matériel de prise de son et
d’éclairage. Je m’efforce de demeurer extrêmement informé sur toutes ces
questions, ainsi que sur tous les procédés liés au numérique. Le film a été
tourné en Super 16 mm et cadré au format 2.35 en Cinémascope, mais nous avons
dû passer par une étape intermédiaire en numérique qui m’a permis de disposer
d’une incroyable marge de contrôle sur l’image. C’est au cours de ce processus
numérique que nous avons converti le film au format Cinémascope anamorphique,
une démarche peu courante dans le domaine des productions à petit budget
tournées en 16 mm, mais très facile à réaliser grâce aux ressources du
numérique. Je suis convaincu que mieux vous contrôlez et vous connaissez les
aspects techniques, mieux vous contrôlez les aspects purement artistiques et
économiques.
Comment
avez-vous travaillé sur l’aspect symbolique du film, notamment sur la scène au
cours de laquelle on a l’impression que l’homme marche sur l’eau comme
Jésus ?
Cette séquence ne figurait
pas dans le scénario. Elle a été improvisée au cours du tournage en fonction du
décor que nous avons trouvé et elle s’est d’ailleurs avérée difficile à
réaliser, car il était évidemment exclu d’utiliser des effets spéciaux.
Personnellement, je ne suis pas particulièrement porté sur la religion, mais il
me semblait que ce personnage portait quelque chose de mystique en lui et que
cette scène devenait cohérente. Il y a d’ailleurs une situation assez similaire
dans L’humanité de Bruno Dumont, un
film que j’aime beaucoup. Par ailleurs, il est un fait que la religion est très
importante au Mexique. Rien que dans la ville où j’habite, il y a des églises
partout et, même si je ne les fréquente pas, je n’y fais même plus attention.
D’ailleurs, personnellement, je ne crois pas à la rédemption. La religion est
également omniprésente à la télévision. En ce sens, mes personnages ressemblent
à la plupart des Mexicains et ils passent beaucoup de temps devant le petit
écran à grignoter n’importe quoi. Au point que le Mexique est devenu le
deuxième pays après les États-Unis à souffrir d’obésité.
Il
existe un contraste saisissant entre la couleur de la peau de vos deux
personnages principaux. Pourquoi ?
N’y voyez rien de prémédité [rires]. Le Mexique est un pays où le
métissage est naturellement très important, mais cette différence est due aux
interprètes que j’ai choisis… sans toutefois prendre en compte ce critère
ethnique.
Pourquoi
avez-vous choisi de montrer des protagonistes issus de la classe moyenne ?
Je ne voulais surtout pas
qu’on puisse dire que je parlais de riches ou de pauvres. L’important était
qu’ils travaillent tous les deux et qu’ils habitent dans une maison.
Est-ce
également la raison pour laquelle ils parlent aussi peu ?
Non. À vrai dire, c’est
surtout parce que je ne me sens pas à très mon aise avec l’écriture des
dialogues et que j’ai du mal à m’en servir pour communiquer. Je voulais aussi
qu’on ait l’impression de les découvrir après une conversation. Après tout, des
personnages ont le droit de s’exprimer aussi quand on ne les filme pas [rires].
Pourquoi
n’utilisez-vous aucune musique ?
Je voulais que tout soit le
plus simple possible. En m’attelant à ce premier film, j’ai également décidé de
réduire les mouvements de caméra et d’épurer la bande son à l’essentiel. C’est
dû autant à la modestie du budget qu’à un désir de simplicité. J’utiliserai de
la musique le jour où j’aurai la sensation de maîtriser mieux l’image et le
son.
Est-ce
aussi pour cela que Sangre comporte
aussi peu de plans ?
Non, c’est dû à ma façon de
tourner. J’ai beaucoup éliminé au fur et à mesure du tournage, par rapport à ce
qui était prévu dans le scénario et le découpage initiaux. Souvent pour
respecter le plan de travail, car le temps c’est de l’argent. En moyenne, je
tourne cinq prises de chaque plan. Du coup, le fait de tourner avec des
interprètes non professionnels me facilite la tâche car j’ai plus de facilité
pour les diriger que des acteurs à qui je serais sans cesse obligé de fournir
des explications sur le pourquoi du comment.
Bande annonce de Sangre (2005)
Comment
vous dirigez-vous vos interprètes ?
Je leur explique la situation
en insistant sur les principales difficultés qu’ils vont devoir résoudre. En
revanche, ils n’ont rien d’écrit car cela ne leur servirait à rien.
Votre
personnage principal a toujours l’air sur le point d’exploser, mais il semble
aussi se retenir en permanence. Pourquoi manifeste-t-il cette attitude ?
C’est de cette façon que je
vois le monde d’aujourd’hui, toujours sur le point d’exploser, alors qu’en fait
rien ne semble jamais se passer. Le fait de ne pas exploser peut être une chose
négative, comme c’est le cas pour mon personnage : il se contente
d’absorber tous les problèmes auxquels il se trouve confronté et une fois qu’il
ne peut plus supporter cette situation, il se comporte avec une grande
stupidité sous le coup de la peur. Cela correspond vraiment à ce que je vois
autour de moi à certains moments. C’est très frustrant. Il n’explose pas parce
qu’il a trop peur de ce que pourrait engendrer une telle réaction de sa part.
Quelle
est selon vous l’impact des feuilletons télévisés sur les gens les plus
simples ?
S’il existe des gens comme
George Bush, je suis certain que de telles personnes sont également de ce
monde. Les gens, tout au moins dans la ville où je vis, Mexico, regardent les
feuilletons télévisés tous les soirs et ils se mettent même à parler et à se
comporter comme les personnages de ces séries. Cela explique pourquoi la
plupart des dialogues de mon film pourraient être extraits directement de l’un
de ces feuilletons, ce qui est à la fois absurde et ridicule. Je suis convaincu
que cela envahit les gens à un degré qui échappe à tout contrôle car ces
feuilletons sont généralement porteurs d’un message fort sur le plan moral car
ils décrivent un aspect de la société d’une façon très significative et en
partant du plus jeune âge. Je trouve qu’on est déjà suffisamment assailli de
toutes parts de messages et sous de multiples formes. J’espère donc avoir
réussi à faire un film qui en soit totalement dépourvu [rires].
Comment
avez-vous choisi votre dénouement ,
Pour être franc, j’en avais
prévu un très différent dans le scénario, mais j’ai décidé d’en changer au tout
dernier moment, pendant que nous étions en train de travailler au montage.
C’est l’utilisation du format Scope qui m’y a décidé. Croyez-moi, celui que
j’ai choisi est beaucoup plus réussi que celui que j’avais écrit initialement.
Est-ce
aussi pour vous une façon d’affirmer que vous refuseriez de vendre votre âme au
diable de la télévision en tant que réalisateur ?
Je ne pense pas pouvoir être
capable de réaliser une émission de télévision ou quoi que ce soit qui fonctionne
à partir d’un canevas imposé. Mais qui sait, si le diable me propose quelque
chose de très alléchant…
Quels
enseignements tirez-vous de cette première aventure ?
J’ai vingt-six ans et Sangre est mon premier long métrage, ce
qui signifie qu’être réalisateur est nouveau pour moi et que j’ai encore
beaucoup de choses à apprendre et à explorer, dans ma vie comme dans mes films.
J’aime penser à mon scénario comme une simple suggestion de mes véritables
intentions que je ne peux articuler qu’avec des images qui possèdent une
logique interne une fois assemblées les unes aux autres. Les personnages que je
décris sont complètement éliminés dès que mon esprit se fixe sur les gens qui
vont les incarner. D’ailleurs, je m’efforce d’être le moins précis possible au
stade de l’écriture, afin de ne pas me laisser influencer par autre chose que
ma rencontre avec les gens que je choisis. Par la suite, je me garde bien de
donner trop d’informations aux protagonistes. Je me contente de mentionner les
actions sans la moindre précision physique. Tout doit être aussi neutre que
possible, de façon à ce que cela fonctionne une fois les plans montés.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en avril 2005
Trois ans après Sangre, vous êtes revenu à
Cannes avec Los bastardos. Votre état d'esprit a-t-il changé ?
La première fois, j'allais vraiment de
surprise en surprise. Cette année, j’en profite davantage.
Comment vous êtes-vous documenté sur
ces travailleurs clandestins qui passent la frontière entre le Mexique et les
États-Unis ?
Je n'ai effectué aucune recherche. Ma
mère est américaine et mon père est mexicain. Il a donc vécu cette situation
avant ma naissance et m'en a beaucoup parlé. Et puis, j'avais déjà consacré un
documentaire à ce sujet pour la télévision, mais je ne l'ai jamais montré à
personne.
Quels points communs avez-vous avec
votre producteur, Carlos Reygadas ?
Nous avons les mêmes goûts, à commencer
par une admiration commune pour Robert Bresson. Personnellement, j'admire
beaucoup le cinéma de Werner Herzog, mais aussi les films mexicains de Luis
Bunuel comme Los Olvidados, et puis ceux de Sam Peckinpah et de Sergio
Leone.
Pourquoi votre film s'achève-t-il par
le mot “Fin” ?
C'est à la fois un hommage au cinéma des
années 50 et une façon de dire que le destin de mes personnages est scellé une fois pour toutes.
Propos recueillis
par
Jean-Philippe Guerand
en mai 2008
Bande annonce de Los bastardos (2008)
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