© Jean-Philippe Guerand
Né le 17 juin 1966, Cédric Kahn accomplit ses premières armes en tant
que stagiaire au montage de Sous le
soleil de Satan (1987) de Maurice Pialat, puis assistant sur 36 fillette (1988) de Catherine Breillat.
Il signe alors son unique court métrage, Les
dernières heures du millénaire (1990), puis embraie aussitôt avec son
premier long, Bar des rails (1991) coécrit
avec Laetitia Masson. Il revient alors au montage en travaillant sur le court
métrage d’Ismaël Ferroukhi L’exposé
(1993) qui est primé à Cannes et à Clermont-Ferrand. Il participe également à l’écriture
des Gens normaux n’ont rien d’exceptionnel
(1993) de Laurence Ferreira Barbosa. Son deuxième long métrage, Trop de bonheur (1994), lauréat du Prix
Jean Vigo et du Prix de la jeunesse à Cannes, est également un téléfilm de la
collection d’Arte Tous les garçons et les
filles de leur âge… sous le titre Bonheur.
Il signe ensuite le téléfilm Culpabilité
zéro (1996), puis L’ennui (1998),
d’après un roman d’Alberto Moravia, qui vaut au film le Prix Louis Delluc et trois
nominations aux César. Kahn poursuit sa carrière avec Roberto Succo (2001), en compétition à Cannes, Feux rouges (2004), d’après un roman de Georges Simenon, L’avion (2005), Les regrets (2009), Une vie
meilleure (2011) et Vie sauvage
(2014) qui obtient le Prix spécial du jury à San Sebastián. Il signe entre-temps
le script des Ambitieux (2006) de
Catherine Corsini. Cédric Kahn revient par la suite à la mise en scène avec La prière (2018), qui rapporte un Ours d’argent
du meilleur acteur à Berlin à son interprète principal débutant, Anthony Bajon, puis Fête de famille (2019), le premier de
ses propres films dans lequel joue ce réalisateur devenu acteur avec N’oublie pas que tu vas mourir (1995) de
Xavier Beauvois. Il a tenu au total une douzaine de rôles, les plus marquants
étant ceux qu’il joue dans Alyah (2012)
et Les anarchistes (2015) d’Elie Wajeman,
Tirez la langue, mademoiselle (2013) d’Axelle
Ropert, Un homme à la hauteur (2016)
de Laurent Tirard, L’économie du couple
(2016) de Joachim Lafosse, Cold War
(2018) de Pawel Pawlikowski et Marche ou
crève de Margaux Bonhomme.
Après Vie sauvage, La prière tourne à nouveau autour d’une
forme de réclusion. Est-ce délibéré ?
Pas du tout. C’est le
travail des journalistes de tisser des liens d’un film à l’autre. En ce sens,
pour moi, les interviews fonctionnent comme une psychanalyse. Moi, je ne tisse
pas de liens entre mes films et j’ai à chaque fois l’impression de me lancer
dans une aventure nouvelle. Quand je m’attelle à un projet, j’ai surtout
l’impression de relever un nouveau défi. C’est seulement a posteriori que je
commence à remarquer leurs points communs et leurs résonances. Donc, dans La prière, comme déjà dans Vie sauvage, il y a un rapport à la mystique
qui passe à travers les relations entre les personnages et la menace que
représente le monde réel. Je suis entré dans ce sujet par les témoignages. J’ai
rencontré des jeunes toxicomanes qui ont vécu cette expérience de réparation
par la prière et dont les propos ont nourri la fiction.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de recueillir leurs témoignages ?
C’est parce que des gens
m’en ont parlé que je me suis intéressé au sujet, mais sans savoir s’il y
aurait un film au bout.
Est-ce une démarche à laquelle vous êtes habitué ?
Il y a des gens qui
s’inspirent des livres ou des films des autres. Moi, j’ai déjà fait les deux,
mais j’aime bien avoir une prise dans le réel. Avec le temps, je me sens plus
riche et plus à ma place quand le film parle de la réalité. Mais on peut aussi
aller piocher dans sa propre histoire. C’est la même chose : c’est de la
documentation près de chez soi, de l’autobiographie. Au départ, j’étais très
curieux de ce chemin, car je me demandais ce qu’il y avait de plus opposé que
la drogue et la prière. En fait, le film raconte une période très courte dans
un endroit très serré, mais le chemin du personnage principal est immense.
C’est quelqu’un qui est dans l’antichambre de la mort et qui va aller au bout
de la croyance sur la vie.
Avez-vous hésité à montrer ce qui a précédé sa réclusion ?
C’est un projet de longue
haleine. J’ai écrit une première version du scénario plus classique où il y
avait un avant, où il intégrait cette communauté et où il y avait un après.
J’ai abandonné ce script, j’ai réfléchi à nouveau et il m’a fallu plusieurs
années pour me remettre sur cette histoire. Le film n’a vraiment commencé à
fonctionner que lorsque nous avons décidé qu’il commencerait à son arrivée et
qu’il s’achèverait par son départ. En fait, comme l’histoire de ce garçon se
nourrit aussi de celles des autres, elle n’avait pas besoin de se
particulariser. Ce personnage de fiction, totalement inventé, véhicule leurs
véritables histoires.
Pourquoi n’avez-vous pas essayé d’en tirer un documentaire ?
D’abord, des documentaires,
il en existe. Et puis, moi, je travaille sur ma matière. Visiblement, le
documentaire n’est pas spontané chez moi, mais je travaille mon instrument. Je
suis arrivé au cinéma très jeune, par la fiction. Et pourtant je suis un cinéaste
proche du réel, mais je pense que j’ai besoin de passer par le filtre de la
fiction et des acteurs, ou en tout cas de l’interprétation, pour me rapprocher
de la vérité. Un documentaire aurait impliqué de filmer des vrais drogués, ce
que je n’ai jamais envisagé, car j’aurais alors eu affaire à des gens trop
fragiles. En revanche, je me suis beaucoup documenté sur le sujet et j’ai
rencontré beaucoup de jeunes gens qui m’ont bouleversé. Ceux que j’ai vus
avaient été jusqu’au bout de ce chemin et étaient très honnêtes par rapport à
leur histoire. Ils m’ont raconté la drogue, ce qui n’était pas très intéressant
en soi parce que toutes leurs histoires se ressemblent énormément, mais surtout
ce qui s’était passé avant et notamment des histoires d’enfance terribles. Leur
point commun, c’est que ces enfants blessés étaient tous allés très loin dans
la consommation de drogues extrêmes. C’est ce que j’ai trouvé le plus émouvant
dans le film. Même s’il se concentre sur un temps court et parle de gens de 20
ans, ces liens avec l’enfance sont toujours présents en filigrane.
Le titre La prière s’est-il
imposé très vite ?
Oui, mais il faut l’assumer.
Par ailleurs, j’aime les titres courts et je suis très reconnaissant envers les
cinéastes qui vont à l’essentiel. J’adore voir un film et comprendre beaucoup
de choses au-delà d’une simple scène. Si les rapports sont suffisamment riches,
intenses, profonds et précis entre les gens, je peux ressentir tout ce qui
s’est passé avant, malgré les ellipses. Plus j’avance, plus je m’efforce d’être
synthétique et d’aller d’un temps fort à un autre en me disant que les creux
vont se reconstituer d’eux-mêmes. Ça demande une grande confiance en soi, mais
aussi au spectateur.
Comment a été accueillie votre envie de réaliser La prière ?
C’était la première fois que
je travaillais avec Sylvie Pialat en tant que productrice et quand je lui ai
proposé ce projet, je lui ai expliqué que je sortais de quatre ou cinq films
avec du casting et que j’avais besoin de retrouver mon territoire d’origine et
de me ressourcer en travaillant avec de jeunes acteurs inconnus sur un sujet
très radical. Et tant pis si je n’avais pas d’argent ! Je travaillerais
avec les moyens du bord et même de façon très artisanale. Dans la mesure où
elle ne fonctionne pas comme un guichet et où elle a de l’audace, de la
curiosité et que c’est une forte personnalité, elle a été très partante et nous
nous sommes trouvés en adéquation. Et surtout, elle a été totalement d’accord
avec moi sur le fait que je me remette à cet endroit-là du cinéma qui m’avait
fondé. Elle m’a d’ailleurs souvent rappelé à cette promesse-là, quand, à
certains moments, je ne trouvais pas certains de mes interprètes et que j’évoquais
la possibilité de faire appel à des acteurs connus. Elle a évidemment beaucoup
appris de Maurice Pialat, à commencer par les rapports qu’un producteur doit
entretenir avec un metteur en scène, et sa quinzaine d’années d’expérience lui
ont appris à bien gérer le travail avec les réalisateurs. Elle connaît mieux
que personne les endroits de blessures et de fragilité et ne considère pas les
réalisateurs comme des êtres tout puissants.
Qu’est-ce qui vous a décidé à aller voir Sylvie Pialat en particulier ?
Je crois que c’était mûr.
Nous nous connaissions depuis très longtemps. Et puis, le premier stage que
j’ai effectué, c’était au montage de Sous
le soleil de Satan, quand j’avais 20 ans, et j’étais surtout impressionné
de travailler avec Maurice Pialat pendant six à huit mois. Ce qui était
fascinant chez lui, c’est que le metteur en scène et l’homme étaient le même,
ce qui m’a appris qu’on ne pouvait faire le cinéma que de celui qu’on était. Par
la suite, j’ai retrouvé Sylvie sur L’économie
du couple de Joachim Lafosse qu’elle produisait et dans lequel j’étais
acteur. Je savais depuis longtemps que c’était quelqu’un avec qui je devais
travailler. En revanche, je savais aussi que pour ce film qui était inscrit
dans une forme de marginalité, il fallait que j’aie la confiance d’un
producteur. En fait, le scénario a suscité des réactions encourageantes qui
nous ont permis de financer relativement bien ce film sans acteurs connus.
Bizarrement, personne ne nous a demandé qui ça allait intéresser, n’a reproché
au scénario d’être trop austère ou ne nous a fait remarquer que les toxicomanes
faisaient peur à tout le monde. Dans le périmètre de financement que nous
visions, ça s’est très bien passé. Mais je pense aussi que nous arrivons dans
une période où les guichets et les financiers sont mûrs pour des projets sans
acteurs connus, des films de sujet moins conditionnés au casting. Parce que le
public est de plus en plus renseigné et que les journalistes établissent mieux
le relais entre ces films-là et les spectateurs.
Pensez-vous que la foi soit un sujet porteur ?
De l’intérieur, quand on lance
un projet de film, quel qu’il soit, on entend tout et son contraire. Du coup,
on en revient à la question de la croyance, car si l’on n’a pas foi en son
projet, on a toutes les raisons d’abandonner.
Quels sont les problèmes spécifiques que pose la représentation de
l’enfermement, en termes de mise en scène ?
Dans La prière, la réclusion est surtout d’ordre psychologique. Tous les
pensionnaires sont libres de prendre leurs affaires et de partir à tour moment,
mais tout est organisé pour qu’ils n’en ressentent pas l’envie, car tout départ
est un échec. Indépendamment du fait que le sujet m’intéressait beaucoup, en
termes de mise en scène, c’était une matière extraordinaire. L’enfermement, le
communautarisme, la prière et le fait de filmer l’invisible sont des matières
de cinéma formidables.
Qu’est-ce qui a été le plus difficile ?
La scène du miracle. Pour
moi, elle était véritablement sur un fil : il ne fallait pas basculer ni
dans le folklore ni dans l’incroyable, ni dans le prosaïque Parce que dans cette
scène, il y a la fois la main de Dieu et la main du diable. C’est une chose
assez simple que le personnage interprète comme quelque chose d’immense. Il
fallait qu’il y ait un écart assez important entre ce qu’on voyait et ce que le
personnage pouvait ressentir. C’était une scène extrêmement compliquée à
tourner en termes de logistique, parce qu’il fallait aller très haut et qu’on a
tourné dans des endroits où l’équipe tenait à peine debout. Et puis, on a eu
des problèmes de météo et de brouillard qui nous ont contraints à monter à
plusieurs reprises. Tourner à la montagne, c’est comme tourner sur un bateau, tout
le monde sait que c’est compliqué.
Vous tournez au rythme moyen d’un film tous les deux ans et demi.
Est-ce que ça vous convient ?
Non. Aujourd’hui je vieillis
et j’ai envie d’accélérer le rythme. Le temps m’est compté, mais j’ai acquis de
la confiance et maintenant j’accepte l’imperfection. Ce qui peut émaner de
l’inabouti s’avère parfois formidable. Désormais, j’ai acquis la conviction
qu’il est plus important de faire que de parfaire.
À quand remonte le projet de La
prière ?
Il y a cinq ou six ans. Il y
a également un scénario sur lequel j’ai passé deux ou trois mois il y a trois
ou quatre ans et que j’ai laissé de côté. Et là, je suis en train de la ranimer
d’une autre façon. Celui de La prière
aussi a été transformé, car j’étais parti sur une narration beaucoup plus
classique. J’ai des envies, mais elles ne sont pas vraiment en friche car elles
reviennent toutes seules toquer à ma porte. Il faut juste que je trouve la
bonne façon de le faire.
Écrivez-vous seul ?
Non. Les deux projets que
j’avais abandonnés, celui que j’ai repris et celui que je vais reprendre, je
les ai écrits avec quelqu’un. Mais je n’arrive qu’à un texte de vingt ou trente
pages. Il y a le sujet qu’on croit vouloir traiter et celui qu’on traite :
l’apparent et le réel. Mais ce n’est qu’en travaillant qu’on découvre la
véritable pépite et le lien qu’on a avec cette histoire.
Vous arrive-t-il de revoir vos anciens films pour mesurer le chemin
parcouru ?
Jamais. Je n’ai accepté
qu’une seule rétrospective dans ma vie, au festival d’Angoulême, parce que
c’est Dominique Besnehard qui me l’a demandé, mais j’estime que je ne suis au
mieux qu’à mi-parcours. Comme j’ai démarré très jeune, j’ai mis du temps à
assumer ce statut de metteur en scène qui est tout de même assez violent :
on reçoit des compliments mais aussi beaucoup de critiques. Je me suis un peu
apaisé et même si je ne lis pas les articles me concernant pour me protéger, il
y a toujours quelqu’un pour me les raconter. Cette exposition aussi fait partie
du métier. Elle donne du plaisir, mais elle s’avère parfois aussi violente car
elle touche à l’intime. Maintenant je me sens plus apaisé et je regarde devant,
car ce qui m’excite, ce sont les films à venir.
Cédric Kahn et Pio Marmaï dans Alyah d'Elie Wajeman
©DR
Quelle place accordez-vous à votre carrière d’acteur dans ce contexte ?
C’est très récent, mais ça
m’a fait du bien et ça m’a tranquillisé. Le fait de jouer dans des films m’a
sans doute aidé à me mettre à la bonne distance. D’abord, ça me permet de voir
d’autres metteurs en scène travailler, parfois en situation de souffrance, et
puis ça m’a permis de vérifier que l’important pour moi, c’est la mise en scène
et que c’est un endroit que je dois protéger à tout prix. C’est un luxe de
jouer. On m’a souvent proposé des rôles, mais la première fois où j’ai vraiment
joué dans un film, c’était Alyah, mais
en fait j’avais joué il y a très longtemps dans N’oublie pas que tu vas mourir de Xavier Beauvois, mais je n’avais
pas tellement aimé l’expérience. Le métier de réalisateur repose sur le désir
et consiste à entraîner une équipe, alors que celui d’acteur consiste à
s’exprimer par sa voix et par son corps, mais pour moi, il n’est pas
l’expression d’une ambition et est très récréatif. Et puis, acteur, ça me prend
trois semaines, alors que je consacre le plus clair de mes activités à mes
films.
Quel est le moment de la fabrication d’un film que vous préférez ?
Quand je sors de la
préparation et du tournage qui est une période où l’on est très entouré, je
suis content de retrouver ma solitude. Je ne supporterais pas d’être en pleine
exposition en permanence, comme ça peut arriver aux acteurs qui passent d’une
promo à l’autre. Mais c’est juste une question de timing : quand un
réalisateur travaille sur un film pendant trois ans, un acteur peut en tourner
une dizaine.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en janvier 2018
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